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FRANCISCO SUNIAGA
l'île invisible

Traduit de l'espagnol (Vénézuela) par Marta Martinez Valls

"Il y avait en lui un tel savoir que les rares fois où il ignorait tout d’un sujet, ses spéculations étaient si solides qu’on les préférait à la vérité."


TRAVAUX ET MEMOIRES DE L'INSTITUT DES HAUTES ETUDES DE L'AMERIQUE LATINE
Bolivar, pages choisies
: Choix de lettres, discours et proclamations (Travaux et Memo)
Arturo Uslar Pietri

" A l’heure où naissent les nouveaux États, cherchant leur voie et mettant à l’essai leurs institutions, lui, à Angostura, devant les partisans des idées françaises, les passionnés des « Lumières », il prononce ces paroles que l’Amérique espagnole ne commencera à comprendre qu’un demi-siècle plus tard, dans le désespoir et le chaos:" Voulez-vous connaître les responsables des événements passés et de l’ordre actuel ? Consultez les annales de l’Espagne, de l’Amérique, du Venezuela : examinez les Lois des Indes, le régime des anciens mandataires, l’influence de la religion et de la domination étrangère ; observez les premiers actes du Gouvernement républicain, la férocité de nos ennemis et le caractère national. » Pour lui l’homme d’Amérique, le créole, n’est pas seulement un fait, c’est un être vivant et c’est lui qui détient la clé de notre destin et qu’il importe de connaître."

 " Je crains plus la paix que la guerre"; nous viendrons vite à bout des Espagnols, mais de nous-mêmes, quand ? "

 "Un pays fut sacrifié à une idée et à une passion. Un peuple a donné son sang pour un rêve de grandeur. Ce qui importait n’était pas les villages ou les champs de la province natale, l’opulence des riches ou la misère des pauvres, la paix ou la prospérité, mais l’indépendance de l’Amérique, le sort de la liberté, l’espérance de l’univers, la justice et la gloire. "

 "Un peuple ignorant est l’instrument aveugle de sa propre ruine. L’ambition, l’intrigue abusent de la crédulité et de l’inexpérience d’hommes dépourvus de toutes connaissances politiques, économiques ou civiles, et qui tiennent pour des réalités de pures illusions, qui prennent la licence pour la liberté, la trahison pour le patriotisme, la vengeance pour la justice "


JUAN CARLOS MENDEZ GUEDEZ
Les sept fontaines
Traduit de l'espagnol (Vénézuela) par Andrée Guigue

"La plaza se abrió a sus ojos : nítida, frágil en la luz sonrosada que parecía envolver los árboles. Bajo el chorro de la fuente habían colocado un envase de vidrio con cinco botellas de vino. Al mirarlas, Pablo sintió una embriagante sensación de frescura."

 " La place s’est ouverte devant ses yeux : limpide, fragile dans la lumière rosée qui semblait envelopper les arbres. Sous le jet de la fontaine, on avait placé un récipient de verre avec cinq bouteilles de vin. En les regardant, Pablo ressentit une enivrante sensation de fraîcheur."


JUAN CARLOS MENDEZ GUEDEZ
La vague arrêtée

Traduit de l'espagnol (Vénézuela) par René Solis


"Ils parlèrent un moment de l’Ávila et observèrent sans rien dire la montagne dont la couleur bleu sombre virait au gris électrique et à l’ébène.
Magdalena se souvint de l’histoire racontée plus de vingt ans plus tôt par un copain de fac.
Une fausse légende indienne selon laquelle, alors qu’une immense trombe marine s’apprêtait à engloutir la ville, ses habitants demandèrent de l’aide. C’est alors que le dieu Amalikawa pétrifia l’eau et arrêta la vague, qui depuis lors protège Caracas tout en restant à côté comme une menace durable ; le souvenir permanent que la ville aurait toujours près d’elle la beauté, mais aussi la possibilité de la catastrophe. "


CARLA GUELFENBEIN
Etre à distance

Traduit de l'espagnol (Chili) par Claude Bleton

"Je me rappelle le jour où, peu de temps avant de devenir ton voisin, je te vis devant ta porte, aux prises avec ce lierre qui gênait le passage. Tu m’avais expliqué qu’il avait poussé pendant la nuit et que sa présence obstinée était une atteinte à ta liberté. Tu parlais de la plante comme d’un être en chair et en os, et tu essayais de t’en débarrasser avec un couteau de cuisine."


LUIS MIZON
La découverte des Indiens 1492-1550 Documents et témoignages

 « 1492 : Christophe Colomb, croyant atteindre les Indes, pose un pied sur la terre d’Amérique.
Tels des astronautes sur une autre planète, les navigateurs qui l’accompagnent découvrent une géographie imposante,
des plantes et des animaux pleins de couleurs et de saveurs.
Et des hommes... Des hommes qui possèdent une littérature écrite, une science mathématique très développée.
Capables de bâtir des villes immenses et d’organiser la vie sociale selon des conceptions qui n’ont rien à voir avec celles de l’Occident. Choc des cultures, choc des mythes...
L’affrontement s’achèvera par la destruction de civilisations entières. "

" 1450-1524 Palacio Rubios fut un brillant juriste, conseiller de la couronne espagnole, professeur des Universités de Salamanque et Valladolid. Il a écrit de nombreux traités sur la conquête. La Sommation constitue une argumentation juridique, expliquant aux Indiens que la venue du Christ a enlevé aux princes leur pouvoir temporel, que le pape détient ce pouvoir en tant que successeur du Christ, et qu’en conséquence le pape a pu donner légitimement l’Amérique aux rois d’Espagne. Les Indiens doivent donc se soumettre à eux. S’ils refusent, les conquérants sont autorisés à leur faire la guerre, prendre leurs biens et les réduire à l’esclavage. "


LUIS SEPULVEDA
Yakaré. Hot line

Traduit de l'espagnol (Chili) par Jeanne Peyras

 "Il fallut à George Washington Caucaman plusieurs bouteilles de gnôle pour se remettre de cette surprise brutale et, bourré comme un coing, il finit la nuit accroché à son cheval, à pleurer les pleurs sans stridences des anciens caciques, en se mordant les lèvres jusqu’au sang, comme les toquis, les capitaines mapuches qui rendaient leur pectoral de commandement après les défaites, et c’est ainsi qu’en un lent mais ferme rituel d’adieu, il se dépouilla de ses bottes, de ses éperons d’argent, de ses harnais de cuir, de ses étriers d’avocatier, de sa cravache de boyaux de guanaco, de son poncho molletonné qui l’avait protégé des pires tempêtes, et du fusil Remington à deux canons courts, son choco, assurance sur la vie, qui s’il l’avait protégé des pires malfaiteurs, ne l’avait pas sauvé de la colère d’un général, père d’un fils éculé. "

Luis Sepulveda sur Lieux-dits: Lettre S: Le monde du bout du monde, Le vieux qui lisait des romans d’amour, Le neveu d’Amérique, La fin de l’histoire, Le silence de l’ousbeck, La folie de Pinochet, Yakaré


LUIS SEPULVEDA
La folie de Pinochet

Traduit de l'espagnol (Chili) par François Gaudry

" Lavín, le candidat de la droite – cette droite qui n’a jamais cessé d’être grossière, fascistoïde, préhistorique –, cherchant à faire un coup de théâtre, déclare que le pinochetisme appartient au passé et propose un avenir fondé sur le besoin pressant de tout oublier une fois pour toutes, y compris la dictature qu’il a applaudie, à laquelle il a collaboré et dont il fut complice, car l’expression majeure de la complicité avec l’abjection, c’est l’Omerta, le silence calculé des usuriers de la politique. Dans un pays comme le Chili, en nette récession culturelle, le discours démagogique promettant des solutions faciles et dédaignant la complexité sociale, trouve des oreilles réceptives et semble même persuadé de représenter une alternative. "


LUIS SEPULVEDA
La fin de l'histoire

Traduit de l'espagnol (Chili) par David Fauquemberg


 "Le cosaque trottinait sur les dalles du chemin qui reliait entre eux les quatre pavillons construits pour accueillir dix criminels condamnés à plusieurs siècles d’emprisonnement. Il s’arrêtait de temps en temps pour reprendre son souffle et, à travers les barbelés, il contemplait les montagnes toutes proches qui, débarrassées de la neige hivernale, arboraient à présent un teint gris comme le pelage d’un âne ou un uniforme militaire. "


LUIS SEPULVEDA
L'Ouzbek muet et autres histoires clandestines

Traduit de l'espagnol (Chili) par Bertille Hausberg


"Au début du mois de décembre 1965, nous avons appris que le cardinal nord-américain Francis Spellman justifiait et bénissait la guerre d'extermination au Viêtnam, qu'il considérait comme une croisade en faveur de la foi chrétienne. C'était l'été à Santiago du Chili. Il faisait nuit dans le quartier de Vivaceta. "


HERMAN RIVERA LETELIER
La raconteuse de films
Traduit de l'espagnol (Chili) par Bertille Hausberg

 " À la maison, comme l’argent courait toujours plus vite que nous, quand un film arrivait à la Compagnie et que mon père le trouvait à son goût – juste d’après le nom de l’actrice ou de l’acteur principal –, on réunissait une à une les pièces de monnaie pour atteindre le prix d’un billet et on m’envoyait le voir. Ensuite, en revenant du cinéma, je devais le raconter à la famille, réunie au grand complet au milieu de la salle à manger. "


CARLA GUELFENBEIN
Le reste est silence

Traduit de l'espagnol (Chili) par Claude Bleton

"Parfois, les mots sont comme des flèches. Ils vont et viennent, blessent et tuent, comme à la guerre. Voilà pourquoi j’aime bien enregistrer les adultes. Surtout quand ils parlent de leurs affaires et que soudain, comme par magie, ils éclatent tous de rire en même temps. Au niveau du sol, ça ne manque pas de jambes qui s’agitent dans tous les sens. On en voit de toutes sortes : des jambes de chameaux, de lapins, de flamants, de singes, et même d’animaux dont je n’ai pas encore appris le nom. A ma table sont assises trois dames aux chevilles aussi grosses que les pattes d’un éléphant, un homme chaussé comme un golfeur, et une girafe qui finit par enlever ses sandales dorées. Ils ont beau tous parler en même temps, je n’aurai pas de mal à obtenir un enregistrement qui en vaille la peine, je branche mon Mp3 et j’enregistre ."


MAURICIO ELECTORAT
Petits cimetières sous la lune

Traduit de l'espagnol (Chili) par Mauricio Electorat


 "- Tu veux dire que parmi les partisans d’une dictature il y a les naïfs et les gangsters, mais des gangsters il y en a toujours, c’est ça ?
- C’est cela, oui, tu as d’un côté une masse qui se laisse éblouir par la figure ou le mythe du Chef, de l’autre une “garde prétorienne” qui, elle, peut être facilement infiltrée par les gangsters, tout simplement parce que les dictatures ont besoin de puissants appareils répressifs pour conserver le pouvoir et, quand cela arrive, les gangsters deviennent invincibles parce que le pouvoir s’appuie sur eux.
Dans une démocratie les mafieux peuvent arriver à occuper même de très hautes fonctions dans les structures du pouvoir, mais il est davantage probable qu’ils finissent par être, pas punis forcément, mais en tout cas débusqués et signalés à l’opinion publique. Dans ton pays les gangsters se sont trouvés dans le noyau dur du pouvoir depuis le début, car il leur fallait organiser un appareil répressif très performant, comme je te dis, sans quoi la dictature n’aurait pas duré. Sans ces cerveaux du mal, il n’y a pas de dictature qui tienne et le Chili n’a pas fait exception. "


JOSE DONOSO
L'Obscène oiseau de la nuit

Traduit de l'espagnol (Chili) par Didier Coste

 "- Le feu n’est pas bon.
Elle fourre la main dans son sac, en sort des papiers et des éclats de bois pour ranimer le feu. Elle se penche dessus. Une chienne éclopée et teigneuse accourt se faire caresser. S’étend à son côté. Personne ne parle. Là-haut, les branches sèches des platanes ont l’air d’une radiographie sur le fond de lividité électrique du ciel urbain. La vieille boit du maté dans un petit pot à anse de fil de fer, noirci de toujours rester sur le feu. Elle replonge la main dans son sac, en sort un morceau de pain, elle en offre, quelqu’un accepte, elle se plaint du feu :
-  Pas bon, ce soir.
- Ouais, plutôt moche. "


LUIS SEPULVEDA
Le Neveu d'Amérique
Traduit de l'espagnol (Chili) par François Gaudry

"Dans chaque ville où je m’arrêtais je rendais visite à de vieilles connaissances ou tentais de me faire de nouveaux amis. A quelques exceptions près, la plupart me laissèrent un sentiment amer et uniforme : les gens vivaient dans la peur et en fonction de la peur. Ils en avaient fait un labyrinthe sans issue ; elle accompagnait leurs repas, leurs conversations, et jusqu’aux faits les plus insignifiants de la vie quotidienne étaient entourés d’une prudence honteuse. La nuit, ils ne rêvaient pas de jours meilleurs ou du passé, mais se précipitaient dans le marécage d’une peur obscure et épaisse, une peur passive qui au lever du jour les arrachait du lit les yeux cernés et encore plus effrayés."


LUIS SEPULVEDA
Le vieux qui lisait des romans d'amour

Traduit de l'espagnol (Chili) par François Maspero

 " Le docteur Loachamín haïssait le gouvernement. N’importe quel gouvernement. Tous les gouvernements. Fils illégitime d’un émigrant ibérique, il tenait de lui une répulsion profonde pour tout ce qui s’apparentait à l’autorité, mais les raisons exactes de sa haine s’étaient perdues au hasard de ses frasques de jeunesse, et ses diatribes anarchisantes n’étaient plus qu’une sorte de verrue morale qui le rendait sympathique."

 "En parcourant les textes de géométrie, il se demandait si cela valait vraiment la peine de savoir lire, et il ne conserva de ces livres qu’une seule longue phrase qu’il sortait dans les moments de mauvaise humeur : “Dans un triangle rectangle, l’hypoténuse est le côté opposé à l’angle droit.” Phrase qui, par la suite, devait produire un effet de stupeur chez les habitants d’El Idilio, qui la recevaient comme une charade absurde ou une franche obscénité."


CARLES DIAZ
Sus la Talvera | En Marge


"Je répétais de chute en chute les noms des îles de la nuit, des disparus, des uns et des autres.
Je pensais à vous, oiseaux en transit, à votre polyphonie du petit matin ; je me souviens d’un son de haches dans les ruines du brouillard d’où je vous voyais émerger.
J’étais seul, loin de ces choses oblitérées que je ne voulais pas voir, ces choses passées et à venir. Seul, solitaire face au bruissement des sèves sur une terre muselée et devenue sourde, essorée de toute sa profondeur, puis brusquement souillée d’iniquités et de revanches écumantes.

Je voulais regagner la voie païenne du ciel."





LUIS SEPULVEDA
Le Monde du bout du monde

Traduit de l'espagnol (Chili) par François Maspero

" Les eaux de la baie Cook étaient paisibles. Une brume légère montait de la surface et brouillait les contours des îles. L’embarcation ne se balançait presque pas et, sur un ordre du Basque, l’un des Chilotes a grimpé au mât. Il s’est attaché par la taille à sept mètres au-dessus du pont et nous n’avons pas eu beaucoup à attendre pour entendre son avertissement :
– Baleine à tribord ! À un quart de mille ! "


RAMON DIAZ-ETEROVIC
La couleur de la peau
Traduit de l'espagnol (Chili) par Bertille Hausberg

 " En revenant vers mon bureau je me suis arrêté devant un mur sur lequel quelqu’un avait écrit : “Dehors, les Péruviens.” J’avais déjà lu ce genre de graffiti, ils accusaient les Péruviens de faire entrer la tuberculose au Chili, d’augmenter la délinquance ou de priver les Chiliens de leur travail. Certains étaient anonymes, d’autres signés par des groupes néonazis qui exprimaient tous les jours leur nationalisme odieux sur les murs du quartier dans l’indifférence générale. Rien de nouveau sinon la stupidité vieille comme le monde de croire qu’un nom, la grosseur d’un portefeuille ou la race fait de vous un être supérieur."


SAMANTA SCHWEBLIN
Toxique
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Aurore Touya

" Il sent qu’il a déjà perdu trop de temps. Il ne s’arrête pas au village. Il ne regarde pas dans le rétroviseur. Il ne voit pas les champs de soja, les ruisseaux entrelacés sur la terre sèche, les kilomètres à découvert sans bétail, les bidonvilles et les usines, en arrivant en ville. Il ne remarque pas que le voyage de retour se fait de plus en plus lent. Qu’il y a trop de voitures, des voitures et encore des voitures qui recouvrent chaque nervure de l’asphalte. Et que le trafic est immobilisé, paralysé depuis des heures, dans une vapeur effervescente. Il ne voit pas le plus important : le fil qui a fini par lâcher, comme une mèche allumée quelque part ; l’immobile fléau sur le point de s’abattre. "


LEILA GUERRIERO
Les suicidés du bout du monde (chronique d'une petite ville de Patagonie)

Traduit de l'espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik

" En Patagonie, le paysage par nature agressif et la solitude ancestrale accroissent le mal-être potentiel, favorisant les issues de ce type. On observe le même phénomène dans d’autres villes où la profondeur et la qualité des relations font défaut. Se manifeste alors tout le côté érotico-agressif, et des relations transgressives, étouffantes se mettent en place. Dans les grandes agglomérations telles que Buenos Aires, l’individu change de groupe, de lieu, et renouvelle son histoire de vie, expérimente de nouveaux comportements. Dans ces villes-là, l’individu reste en boucle dans le même circuit, sans compter la force des préjugés et l’absence de communication au sein des familles, liées à la question de l’industrie pétrolière."

"Est aussi clairement apparu que lorsqu’on manque de structures facilitant l’insertion et la reconnaissance, l’estime de soi garantie par l’amour et la valorisation, au sein d’un système où les soutiens sont très fragiles pour tous et dans un contexte social marqué par un chômage élevé, des symptômes violents surgissent, le silence et l’indifférence s’installent, et on en arrive à une situation de perte de sens de l’existence, où l’on cherche à attirer l’attention sur soi à travers des conduites autoagressives très fortes, comme l’alcoolisme ou le suicide, suivant ce qu’on pourrait appeler une mélancolie sociale. "

"Qu’est-ce que tu en as conclu, pourquoi se sont-ils suicidés ? 
J’avais vu pleurer des familles, des amis et des fiancées comme si ces morts dataient d’hier, je les avais vus me montrer l’endroit où leur fille s’était pendue, le placard où ils conservaient encore ses affaires, les lettres. Mais jamais je n’avais posé – ni ne m’étais posé – cette question. Car je savais qu’il n’y avait aucune réponse possible. La réponse était Las Heras, la vie de ces morts, les vies de leurs mères et de leurs pères, le vent, l’ennui, le silence, l’oubli, le pétrole, le chômage : la réponse était ce pays. "



HERNAN RONSINO
Lueurs de la pampa

Traduit de l'espagnol (Argentine) par Gersende Camenen

"Prendre des photos, c’est s’immerger, pour toujours, dans un instant invisible. Et le révéler. C’est habiter le plus de mondes possible. C’est ainsi qu’Hélène conçoit la photographie."

"Je l’apprends par le Vieux. Il m’appelle tôt le matin à Buenos Aires et me dit, d’une voix fatiguée, que Pajarito Lernú est mort. Il me dit que c’est arrivé hier soir. On a retrouvé son corps dans un fossé, sur le chemin de terre qui conduit au cimetière. Au petit matin, deux policiers ont débarqué chez lui pour lui annoncer la nouvelle et lui demander de venir identifier le corps — l’un des deux flics était le fils de Cejas et il était ivre, semble-t-il.
Deux tarés, dit le Vieux, à cette heure-là, je les ai envoyés balader.
Mais une fois dans sa chambre, une angoisse insupportable l’a saisi, en pleine poitrine. Et il est resté là, à attendre que la clarté du jour entre par la fenêtre avant de m’appeler. Maintenant il me dit qu’il a besoin de moi. Et puis il me raconte, enfin, que, quelques heures avant de mourir, Pajarito Lernú m’a fait cadeau d’une vache. C’est un animal blessé, dit-il. Il l’a volé au Negro Soto."


PATRICIO PRON
L’Esprit de mes pères
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Claude Bleton

"J’aime demander aux gens que je connais quand ils sont nés ; s’ils sont argentins et nés en décembre 1975, je pense que nous avons quelque chose en commun, car tous ceux qui sont nés à cette époque sont le prix de consolation que nos parents s’accordèrent après avoir été incapables de faire la révolution.
Leur échec nous a donné la vie, mais nous leur donnions autre chose : au cours de ces années-là, un enfant était un bon écran, un signe sans équivoque qui devait être interprété comme l’adhésion à un mode de vie conventionnel, éloigné des activités révolutionnaires ; un enfant pouvait être, lors d’un barrage ou d’une perquisition, la différence entre la vie et la mort. "

"Parfois, je pense à mon père, au bord du puits où fut découvert Alberto José Burdisso, et je me vois à côté de lui. Mon père et moi, dans les ruines d’une maison, à trois cents mètres d’un chemin de terre peu fréquenté, quelques murs, des amoncellements de briques et de décombres au milieu des cinnamomes, des troènes et des broussailles, contemplant tous les deux l’orifice noir du puits où gisent tous les morts de l’Histoire argentine, tous les laissés-pour-compte, les défavorisés et les morts pour avoir opposé une violence sans doute juste à une violence profondément injuste, tous ceux que l’État argentin avait tués, l’État qui gouverne ce pays où seuls les morts enterrent les morts."


PILAR CALVEIRO
Pouvoir et disparition

Les camps de concentration en Argentine
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Isabelle Taudière
Préface de Marina Franco, Postface de Miguel Benasayag


Marina Franco: "Il serait donc inexact de résumer la période à un affrontement entre deux forces ennemies, militaires et militants révolutionnaires, sans intégrer le reste d’une société qui, dans son ensemble, partageait les imaginaires violents, nationalistes et autoritaires des acteurs les plus radicalisés. Une société complexe, composée de secteurs fortement mobilisés socialement et politiquement, et d’autres, nombreux, qui, par le soutien actif ou le consentement silencieux, procurèrent à la nouvelle dictature un vaste consensus."

"C’est dans ce contexte, étroit et réticent, que le travail de Calveiro démonta le dispositif du « pouvoir totalisant » qui rendit possible les camps de concentration, tout en insistant sur le lien indissociable qui les unirent à la société au sein de laquelle ils furent implantés ; une société qui méritait d’être doublement considérée comme partie prenante de ce système puisqu’elle fut soumise au « pouvoir de disparition » dont elle a elle-même permis le fonctionnement. Les camps ne constituèrent ni une réalité étrangère et extérieure à la société, ni une invention machiavélique des forces armées au pouvoir ; c’est ainsi que l’entendit Pilar Calveiro. "


Calveiro Pilar: "L’analyse du camp de concentration en tant qu’instrument répressif peut nous fournir une clé pour comprendre les particularités d’un pouvoir qui a imprégné tout le tissu social et qui ne peut pas avoir disparu. Si le pouvoir s’est leurré en pensant pouvoir faire disparaître les éléments perturbateurs, il est tout aussi illusoire pour la société civile de vouloir croire que ce pouvoir de disparition puisse disparaître, par quelque coup de baguette magique. "

"Se pose alors toute une série de questions : comment a-t-il été possible qu’une armée nationale – certes réactionnaire et répressive, mais a priori pas plus que beaucoup d’autres institutions militaires – soit devenue une machine à tuer ? Comment se peut-il que des hommes qui ont embrassé la carrière militaire pour défendre leur patrie ou, en tout cas, accéder aux cercles privilégiés du pouvoir en tant que professionnel des armes, soient devenus de vulgaires délinquants, souvent de bas étage, des ravisseurs et des tortionnaires formés pour faire souffrir le plus possible ? Comment un pilote de l’armée formé pour défendre la souveraineté nationale, et convaincu que telle était sa mission, a-t-il pu en arriver à larguer des hommes en haute mer ?
 Je ne crois pas que, lorsqu’ils sont contrôlés par les lois d’un État qui neutralisent le loup qui sommeille en eux, les êtres humains soient des assassins en puissance. Je ne crois pas que la simple immunité dont ils bénéficiaient ait pu transformer du jour au lendemain des militaires en monstres, et je crois encore moins qu’ils soient tous des délinquants en puissance, du simple fait qu’ils ont intégré une institution armée. Je crois plutôt qu’ils ont été les rouages d’une machine qu’ils ont eux-mêmes construite et qui les a dépassés, les entraînant dans une dynamique de bureaucratisation, de systématisation et de banalisation de la mort, qui n’était pour eux qu’une ligne sur une liste de tâches confiées à leur service. La sentence de mort d’un homme se résumait à un simple code cryptique apposé sur le dossier d’un inconnu. "

"L’existence des camps de concentration et d’extermination doit se comprendre comme une initiative institutionnelle et non comme une aberration créée par une poignée d’esprits dérangés ou d’hommes monstrueux ; il ne s’agissait ni d’excès incontrôlés ni d’actes individuels, mais bien d’une politique répressive parfaitement structurée et normée, mise en place par l’État lui-même. "

"La méthodologie concentrationnaire était donc institutionnelle et était guidée par le principe d’efficacité pour gérer une situation que les forces armées qualifiaient de guerre, et dont elles voulaient triompher."

" Les camps ont été le dispositif de répression d’État, la machine à aspirer, liquider et assassiner qui, une fois lancée, s’est emballée et que plus personne ne pouvait contrôler. Elle tournait inexorablement. Une technologie directement liée à un pouvoir opérant sur un mode bureaucratique, où la fragmentation des tâches diluait les responsabilités. "

 Miguel Benasayag : " En un sens, volontairement provocateur, on peut aller jusqu’à dire de ce livre qu’il est un témoignage fantastique de ce que l’on est entrain de perdre : le fait qu’un tortionnaire pense qu’il doit se cacher."


SERGIO OLGUIN
La fragilité des corps

Traduit de l'espagnol (Argentine) par Amandine Py

"Mais tout à coup elle les vit, comme surgis de nulle part : deux garçons de dix ou douze ans défiaient le train, ils se tenaient debout face à la locomotive en plein milieu de la voie. Tout se joua en moins d’une seconde. Verónica eut juste le temps de réaliser qu’ils allaient heurter ces gosses, qu’ils allaient les écraser malgré le déclenchement du freinage d’urgence. Loin de s’arrêter, le train fonçait à toute vitesse sur les deux garçons. Elle voulut fermer les yeux mais la terreur l’en empêcha. L’image des enfants grossissait jusqu’à recouvrir toute la nuit. L’un des garçons n’y tint plus et se jeta sur le bord de la voie. Aussitôt, l’autre fit un bond de l’autre côté. Le train commença à ralentir une dizaine de mètres plus loin. "


RODRIGO FRESAN
La part rêvée

Traduit de l'espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon

"On avait aussi essayé de faire de lui un membre de jury plus ou moins stable/rotatif sur les pistes de ces prix littéraires où il fallait jouer le rôle d’un complice plus que celui d’un juge. Très vite – presque aussitôt –, il avait découvert le dessous des cartes. On recevait une somme d’argent pour montrer son visage en silence et lâcher des justifications telles que : « Une prose honorable et impitoyable qui retrace les injustices de notre époque » ou, sans doute la plus importante : « Un roman qui semble sortir de notre cruelle réalité, un texte qu’on pourrait lire dans les journaux d’aujourd’hui, d’hier et de demain. »"

"La lecture des différentes rubriques de journaux comme forme alternative du cycle de la vie : dans notre enfance, on lit les BD ; à l’adolescence, l’horoscope (de concert avec les prédictions politiques, tout aussi imprécises) ; dans la fleur de l’âge, les horaires de spectacles et les suppléments culturels ; en pleine maturité, la météo, comme si c’était fascinant et vital ; dans ses vieux jours, on consulte avec curiosité, soulagé de ne pas encore y figurer, les nécrologies et les avis de décès. "

" En définitive, quelle avait été sa place dans la « tradition nationale » ? (Une tradition nationale du reste plutôt étrange, dont les auteurs canoniques s’étaient intéressés au genre fantastique, un cas unique dans sa langue et probablement dans toutes les autres ; les grands romans de son pays avaient une structure invertébrée, tentaculaire et atomisée. La nouvelle y était reine, sans doute parce que l’histoire de son pays d’origine désormais inexistant avait été une succession de séismes épisodiques où tout prenait fin pour repartir sous forme de cycles et de cyclones récurrents de plus en plus courts, mais plus intenses et plus catastrophiques.) Comment se confrontait-il au problème éternel et insoluble de la manière dont on est et dont on est perçu, le fait qu’on n’arrive jamais à se percevoir tel qu’on est ou tel qu’on est perçu ?
Quelle était sa place dans cette perspective courbe ?
Très simple : au grenier, là où on enferme les fous.
Les plus fous des fous.
Et il y était encore."


ALICIA DUJOVNE-ORTIZ
Eva Peron
Biographie

"Les espadrilles étaient noires et le tablier, blanc. Mais le tout devenait gris dans le courant de la semaine. Le vendredi, ce contraste social avait été annulé par la poussière de la rue. Contraste non prévu par le président Domingo Faustino Sarmiento, un idéaliste du dix-neuvième siècle qui avait rendu le tablier blanc obligatoire pour les élèves de l'enseignement public. Dans son esprit, l'uniforme « couleur de colombe » abolirait toute différence entre les « enfants de la Patrie », riches et pauvres, comme si la neige pure, égalisatrice et très européenne, jamais vue, ou rarement en Argentine, était tombée sur eux, par miracle. "

 


Antonio Seguí est un peintre né le 11 janvier 1934, à Córdoba en Argentine.



RODOLFO FOGWILL
Sous terre

Traduit de l'espagnol (Argentine) par Séverine Rosset
 

" Ça ne peut pas être ça, pensa-t-il. Pas jaune comme de la crème. Plus collante que la crème. Collante, pâteuse. Qui se colle aux vêtements, passe par le col des capotes, traverse les rangers, trempe les chaussettes. Et qu’on sent après, froide, entre les doigts.
— Présent ! dit une voix étouffée.
— Affirmatif ! répondit-il.
Pas « aaaffirmatif ! » mais « affirmatif ! ». C’est comme ça qu’ils devaient dire.
Alors la voix de dehors dit : « Du chaud ! Du chaud ! » et un jeune tout crotté roula bruyamment jusqu’à lui.
— Fait pas froid, dit le nouveau venu, mais faudrait consolider un peu les traverses…
— On fera ça plus tard, dit-il en percevant que l’autre s’installait en face de lui, boueux, trempé, cherchant son souffle.
Quique imaginait la neige blanche, légère, tombant rectiligne sur le sol et s’étalant ensuite pour le recouvrir d’un manteau immaculé. Mais cette neige-là, jaune, elle ne tombait pas : poussée horizontalement par le vent, elle filait, se collait partout, se traînait sur le sol entre les pâturages en avalant la poussière. Devenue marron, elle se changeait en boue. Et c’est ça qu’ils appelaient « neige » quand les accès étaient bloqués. Neige : de la boue lourde, compacte, froide et collante."


 MARCELO FIGUERAS
La Griffe du passé

Traduit de l'espagnol (Argentine) par François Gaudry


"Le climat d’euphorie provoqué par le retour de la démocratie était encore palpable, mais Van Upp percevait la ville comme un territoire ennemi. Santa Clara ressemblait trop à ses souvenirs fragmentaires. Mêmes décors. Climat de nervosité. Mêmes couleurs et mêmes vides. Odeur de friture et d’asphalte chaud. Vent salé du front de mer. Faune au teint blême grouillant sous terre dans les banques et les bureaux. Titres répétitifs des journaux. Caniveaux jonchés d’ordures. Il trouva bizarre que ses sens identifient Santa Clara avec autant de hâte. Il ne pouvait superposer la ville que son corps gardait en mémoire avec le récit de ce qui s’était passé pendant son absence. Si la moitié seulement de ce que l’on racontait était vraie, la ville aurait dû être différente, elle aurait dû changer de physionomie. Mais l’imitation de la vie antérieure était tellement parfaite jusque dans les détails que Van Upp se demanda si Santa Clara ne s’efforçait pas d’être Santa Clara, de la même façon qu’il voulait être Van Upp : par un acte de volonté."

 "– Dieu tue de bien des façons, soutenait le vieux Quizoz. Il utilise souvent des intermédiaires. Il demande à d’autres de faire le sale boulot. Les fils de Jacob, par exemple, ont liquidé la tribu de Shechem. Moïse devient génocidaire et déclare une guerre éternelle à la tribu d’Amalec. Et pour se venger des moqueries infligées à l’un de ses prophètes qui était chauve, Dieu a envoyé du ciel deux ours qui ont tué quarante-deux enfants. S’il fallait se fier à l’ampleur de la punition, on pourrait en déduire que Dieu lui-même est chauve… ou qu’il craint de le devenir. "


MARTIN CAPARROS
La faim

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco

 " Un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné », écrivait Jean Ziegler, ex-rapporteur spécial des Nations unies sur la question du droit à l’alimentation, dans son ouvrage Destruction massive.
Des milliers et des milliers d'échecs. Chaque jour, dans le monde – dans ce monde-ci –, meurent 25 000 personnes de causes liées à la faim. Si vous, lecteur, lectrice, prenez la peine de lire ce livre, si vous vous laissez happer et le lisez en, mettons, huit heures, 8 000 personnes seront mortes de faim : c’est beaucoup, 8 000 personnes."

"Comment, bordel, parvenons-nous à vivre en sachant que ces choses-là arrivent ?
Pardon de vous déranger, monsieur, de fureter, mais je voudrais savoir : qu’êtes-vous en train de manger ? Qu’avez-vous mangé ce matin ? Et hier soir, et ce soir ? Pensez-y, si vous voulez bien, inventoriez-le et ensuite vous me raconterez ce que vous en pensez. Je dis, je voudrais dire, mais je ne sais comment le dire : vous, aimable lecteur, si bien intentionné, un tantinet oublieux, êtes-vous capable de concevoir ce que signifie ne pas savoir si vous pourrez manger demain ? Pire : êtes-vous capable de concevoir une vie où jour après jour vous ne savez pas si vous pourrez manger demain ? Une vie qui repose essentiellement sur cette incertitude, sur l’angoisse de cette incertitude et les efforts pour imaginer comment y remédier, à ne pouvoir penser à rien d’autre ou presque car toute pensée est teintée de ce manque ? Une vie si restreinte, si riquiqui, si douloureuse parfois, si chèrement défendue.
Comment, bordel, parvenons-nous à vivre en sachant que ces choses-là ? "

"Il y a aujourd’hui, dans le monde, environ 250 000 bidonvilles ; selon l’ONU, ils sont habités par 1,2 milliard de personnes : un enfant sur cinq dans le monde est un bidonvillien, dans les villes de l’AutreMonde, trois habitants sur quatre vivent dans un bidonville."


Buenos Aires: "Le soleil cogne. Sur le chemin de terre, le terrain vague, odeur infecte, mille personnes attendent à l’entrée du pont. Elles sont aux aguets, s’amassent sur toute la largeur, dans l’attente du signal de départ. Le soleil insiste. Devant, un policier les regarde, les tue de son indifférence. Tout à coup il lève les bras, agite les bras : c’est le feu vert qu’ils attendaient.
Mille personnes avancent dans un murmure sans cris en direction de la Montagne. La première possibilité, c’est de jeter les restes à la poubelle ; la deuxième, de les jeter aux citoyens de troisième catégorie.
Quand le policier donne le signal, il faut courir : il faut arriver avant tout le monde, tirer parti des trois quarts d’heure d’ouverture de la Montagne. Il faut courir : une course à bâtons rompus d’un kilomètre en montée, bousculades, chutes, cris, quelques plaisanteries. Ils courent, ils courent, ils pédalent : sur le chemin de terre jonché de trous, entre de petits tas d’ordures et des fourrés et des flaques d’eau stagnante, ils courent ; ils courent tous, pour essayer d’être les premiers à plonger dans l’ordure, pour avoir les meilleurs restes. Ils courent : la « plupart sont des hommes mais il y a aussi des femmes, des enfants ; mille hommes et enfants et femmes en train de courir vaillamment pour atteindre les ordures en premier."

Madagascar:"  Mamy pense qu’à Madagascar, environ quatre millions d’hectares ont changé de mains au cours des dernières années, mais les données sont approximatives : elle est persuadée que beaucoup n’ont pas été comptabilisés, dit-elle, et il est vrai aussi que pour grand nombre de ces terres l’exploitation n’a pas encore commencé ou n’a pas pu aboutir. – Plus il y a de terres qui cessent d’être exploitées par les Malgaches pour leur subsistance, plus il y a de terres qui passent aux mains d’étrangers, plus il y a de terres réservées à la culture de la palme et du jatropha, pour la fabrication d’huile et de combustibles, ou même pour la production de denrées qui seront consommées dans d’autres pays, plus il y aura de terres qui ne serviront pas à nourrir les Malgaches, plus le nombre d’affamés augmentera dans un pays où ils sont déjà très nombreux. Dit Mamy, puis elle ôte ses grosses lunettes et essuie ses yeux de ses doigts.L’appropriation des terres africaines – asiatiques, latino-américaines, terres de l’AutreMonde – est la construction de la faim de demain. La construction soigneuse, claironnée, violente de la faim de demain."


MARTINA ENRIQUEZ
Notre part de nuit

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet

"Une telle lumière ce matin-là et le ciel limpide, à peine une tache blanche dans le bleu brûlant, plus semblable à une traînée de fumée qu’à un nuage. Il était déjà tard, il fallait partir, demain il ferait aussi chaud ; et s’il pleuvait, si l’humidité du fleuve accablait Buenos Aires, il serait incapable de quitter la ville. "

"Quand le marais était derrière eux, Gaspar se retournait pour contempler le paysage. C’était beau, bien qu’un peu décoloré, probablement à cause du manque de lumière. Ils arrivaient sur un terrain à découvert, pas très grand, désert, la solitude d’une lande dans un monde vide. Là, de petits cadeaux les attendaient, placés en plein milieu, très visibles. Il fallait aller les chercher. Les Initiés volontaires avaient l’air petits, effrayés."


ALICIA DUJOVNE-ORTIZ
Dora Maar
Prisonnière du regard

Traduit de l'espagnol (Argentine) par Alex et Nelly Lhermillier

"Max Jacob m'a un jour demandé pourquoi j'étais si aimable avec les personnes qui m'importaient peu, et si dur avec mes proches. Je lui ai répondu que ma bonté était une forme d'indifférence ; en ce qui concerne mes amis, je les voulais parfaits, aussi je leur faisais toujours des critiques et voulais les mettre à l'épreuve de temps en temps, pour m'assurer que nos liens étaient aussi solides qu'ils devaient l'être."

"L'argent pour la robe, c'est Marcel Fleiss qui le donna. Elle fut enterrée au cimetière de Clamart.
Il y avait cinq ou six personnes, celles du musée, la voisine, la concierge. Comme beaucoup la croyaient déjà disparue, la presse française n'annonça sa mort que dix jours plus tard.
D'autres, au contraire, étaient très pressés. La nuit de l'enterrement, les voisins virent de la lumière dans l'appartement du deuxième étage, qui ne s'éteignit qu'à l'aube."

"J'ai pensé que dans son existence elle avait connu deux moments heureux : avant Picasso, lorsqu'elle parcourait les faubourgs de Londres et de Barcelone, son appareil photo en arrêt, et après, surtout après : concrètement, entre 1958 - lorsqu'elle prit la décision de se séparer de ces « gens horribles » - et 1973, l'année de la mort de Joseph Markovitch et de Pablo Picasso, où moururent aussi ses trois moines blancs, où elle cessa aussi de rencontrer André Du Bouchet, lorsque seules les églises virent à l'aube la courbe de son dos. Entre cinquante et un et soixante-six ans, Dora avait « travaillé avec toute son énergie » à se détacher de Picasso, et elle y était parvenue. A partir de ces morts, nombre de ses efforts perdaient tout leur sens, et elle commença à reculer. "


Portrait de Dora Maar. Pablo Picasso

La femme qui pleure. Pablo Picasso


PABLO DE SANTIS
La soif primordiale

Traduction de l'espagnol (Argentine) par François Gaudry

 "La librairie n’avait pas changé, or Calisser et la librairie c’était la même chose. Comment pouvait-il être mort alors que les livres étaient à leur place et le bureau dans l’état où il l’avait laissé ? J’aurais imaginé qu’à sa mort, les livres allaient tomber des étagères, ou se retrouver brusquement vierges, les lettres éparpillées par terre."


GABRIELA CABEZÓN CÁMARA
Les aventures de China Iron

Traduction de l'espagnol (Argentine) par Guillaume Contré

"C’était l’éclat. Le chiot sautillait, lumineux, parmi les pattes poussiéreuses et usées des rares habitants qui traînaient encore là-bas : la misère encourage la fissure, l’élagage ; elle égratigne lentement, à l’air libre, la peau de ceux qu’elle a fait naître ; elle en fait du cuir sec, la craquelle, impose une morphologie à ses créatures. Ce n’était pas encore le cas du chiot, il irradiait la joie d’être en vie, d’une lumière n’ayant pas encore souffert la triste opacité d’une pauvreté qui, j’en suis convaincue, était davantage un manque d’idées que de quoi que ce soit d’autre. "


RICARDO COLAUTTI
La trilogie de Sébastian Dun
Traduction de l'espagnol (Argentine) par Guillaume Contré

"Je me dis : « En me dépêchant, je pourrais arriver chez tante Julita pour le déjeuner. » Je sautai du lit et sortis rapidement de l’appartement, anxieux d’être à nouveau dans la rue, de profiter de la ville et du soleil. Je parcourus la rue Santa Fe en sifflant et chantant. Je marchais rapidement, je voulais arriver avant le déjeuner. Je me souviens que j’étais très content, je ne sais pourquoi. Aujourd’hui, je le suis rarement, je crois que c’est parce que je n’arrête pas de me demander pourquoi je devrais être content ; auparavant non, auparavant j’étais content et point à la ligne, je me sentais physiquement content. Il me suffisait de sentir le soleil, d’entendre la musique qui flotte en permanence rue Santa Fe, qui sort des galeries commerciales ; je marchais et sifflotais et lorsque j’entendais une belle mélodie, je m’arrêtais pour écouter. Quand le propriétaire du magasin voyait que je restais là à profiter de la musique, il arrêtait le disque, car les gens sont aussi mal intentionnés."


LEOPOLDO BRIZUELA
La nuit recommencée

Traduit de l'espagnol (Argentine) par Gabriel Laculli

"Je comprends qu’écrire est un moyen sans pareil d’éclairer le lien entre le passé et le présent. Ce qui m’encourage à poursuivre, non pas pour informer, mais pour découvrir."

"– Très bien, fait-elle, résignée, avec un sourire de sainte sur le bûcher de l’incompréhension. Nous allons sortir par la porte derrière laquelle les camions attendaient pour conduire les prisonniers endormis aux avions d’où on les jetait à la mer, poursuit-elle avec l’intonation de quelqu’un que nous aurions déçu. Nous rentrerons ensuite de nouveau dans le bâtiment. "


SELVA ALMADA
Après l'orage

Traduit de l'espagnol (Argentine) par Laura Alcoba

"À une cinquantaine de mètres, on voyait la construction précaire qui tenait lieu à la fois de station-service, de garage et de logement. Derrière la vieille pompe à essence il y avait une pièce en briques nues, avec une porte et une fenêtre. Devant, à un angle, une sorte de porche, construit avec des branches et des roseaux, servait à protéger du soleil une petite table, une pile de chaises en plastique et le distributeur de boissons. Un chien dormait sous la table, à même la terre battue. Quand il les entendit approcher, il ouvrit un œil jaune et fouetta le sol avec sa queue."

" Et El Gringo non plus – après que son fils adoptif l’eut pris dans ses bras, il lui donna deux petites tapes dans le dos avant de l’éloigner de lui et de le repousser légèrement pour qu’il sorte, enfin. Il n’alla pas dehors pour les voir partir. Il était seul désormais pour travailler, se soûler et donner à manger aux chiens et mourir. Le programme était chargé. Il avait besoin de dormir un peu avant de démarrer. "


PABLO NERUDA
Mémorial de l'Ile Noire
suivi de Encore
Traduit de l'espagnol (Chili) par Claude Couffon

"De temps à autre être invisible,
parler sans mots, ne plus entendre
que certaines gouttes de pluie
ou l'essor d'une certaine ombre."


PABLO NERUDA
Chant général
Traduit de l'espagnol (Chili) par Claude Couffon

Le retour (1941)

"Et je rentrai...Le Chili m'accueillit avec la face jaune du désert.
Mes pieds peinaient et s'avançaient
de lune aride en cratères sableux. Je découvris
les grandes friches planétaires, la lumière
lisse et sans pampres, la ligne droite et vide.
Vide? Mais sans plantes, sans griffes, sans fumure,
la terre m'initia à sa dimension nue
et à son long et froid lointain où naissent les oiseaux
et des gorges ignées à douce contexture.

Au-delà , cependant, des hommes creusaient les confins,
ils ramassaient des métaux durs, disséminés
comme une farine d'amères céréales
et d'autres tel le sommet calciné du feu.
Et hommes et lune, tout dans son linceul m'enveloppa
et me fit perdre le fil creux du rêve. "


RAUL ARGEMI
A tombeau ouvert

Traduction de l'espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco-Rahal

"Il s’est remis à pleuvoir. Ainsi va l’automne à Buenos Aires, froid et humide. J’étais parti en automne, je m’en souviens à cause du froid. Non, c’était au printemps. Mais pas pour moi. À cette époque, j’étais constamment transi, comme soumis à un vent polaire qui ne soufflait que sur moi. Une sensation d’être exposé. Comme dans ces rêves où l’on marche à demi nu dans une ville inconnue. "


ANDRES NEUMAN
Fracture

Traduction de l'espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco-Rahal

 " Un tremblement de terre fracture le présent, brise la perspective, remue les plaques de la mémoire."

"À mesure que les langues étrangères entraient dans sa vie, Watanabe se rendait compte à quel point sa langue maternelle limitait la possibilité d’improviser, de bricoler une phrase en attendant de trouver un angle, un axe. La souplesse de l’espagnol, et en particulier le verbiage argentin, était structurellement impossible en japonais. Une fois le vertige et l’incertitude dépassés, il finirait par apprendre à apprécier ces sinuosités. Et cela modifierait, il en était persuadé, jusqu’à sa manière de marcher. À présent il se demande si sa démarche ne le trahit pas autant que ses intonations. "


EDUARDO ANTONIO PARRA
El Eden

Traduction de l'espagnol (Mexique) par François-Michel Durazzo

"Des coups de cloche, dit-il et deux fois ses mains frappèrent la surface de la table, lentement, comme pour raviver en lui la mémoire des sons. Quand je repense à cette nuit-là, c’est la première chose que je me rappelle, poursuivit-il d’une voix lasse, comme s’il commençait à évoquer quelque chose qui venait d’arriver. Des coups de cloche sans fin. L’un après l’autre. Nets, durs, expansifs ; un aperçu de la mitraille qui allait suivre. Vous avez déjà entendu retentir le son d’une cloche dans un ciel silencieux, professeur ?"


JOSE CARLOS SOMOZA
La Théorie des cordes
Traduction de l'espagnol (Cuba) par Marianne Millon

"En cet instant, elle essayait de faire visualiser à ses élèves l’extraordinaire phénomène qui veut que la réalité possède plus de trois dimensions, peut-être beaucoup plus que le “longueur-largeur-hauteur” visible à l’œil nu. La théorie de la relativité d’Einstein avait démontré que le temps est une quatrième dimension, et la complexe “théorie des cordes”, dont les dérivés constituaient un défi pour la physique actuelle, affirmait qu’il existait au moins neuf dimensions supplémentaires dans l’espace, chose inconcevable pour l’esprit humain. "


RICARDO PIGLIA
Pour Ida Brown

Traduction de l'espagnol (Argentine) par Robert Amutio

"En ce temps-là, je vivais plusieurs vies, je me déplaçais par séquences autonomes : la série des amis, la série de l’amour, la série de l’alcool, de la politique, des chiens, des bars, des longues marches nocturnes. J’écrivais des scénarios qui n’étaient pas tournés, je traduisais des quantités de romans policiers qui avaient l’air d’être un seul et même roman, je rédigeais d’arides livres de philosophie (ou de psychanalyse !) qui étaient signés par d’autres. J’étais perdu, déconnecté, jusqu’à ce que, au bout du compte — par hasard, d’un coup, contre toute attente —, je finisse par me retrouver à enseigner aux États-Unis, mêlé à un événement dont je veux laisser un témoignage. Je reçus la proposition de passer un semestre en tant que visiting professor dans l’élitiste et privilégiée Taylor University ; un candidat leur avait fait faux bond et on avait pensé à moi parce qu’on me connaissait déjà, on m’envoya un courrier, notre affaire avança, on fixa une date, mais je commençai à tergiverser, à remettre à plus tard : je ne voulais pas vivre six mois enterré dans un désert. Un jour, à mi-décembre, je reçus un message d’Ida Brown écrit à la mode syntaxique des anciens télégrammes urgents : Tout prêt. Envoyez Syllabus. Attendons votre arrivée. Ce soir-là il faisait très chaud, je pris une douche, j’allai chercher une bière dans le frigo, je m’assis dans le transat face à la fenêtre : dehors la ville était une masse opaque de lumières lointaines et de sons discordants. "

 


CESAR AIRA
le congrès de littérature
Traduction de l'espagnol (Argentine) par Marta Martinez-Valls

"Comme prévu, à cet instant un rayon de soleil se faufila à travers l’entrebâillement de deux montagnes et vint se poser en ligne droite sur le verre de l’Exoscope. Je déplaçai savamment les panneaux de manière à dessiner un petit carré à l’aide du point jaune. Je connaissais bien l’effet de l’activité lumineuse sur les cellules clonées. Et, effectivement, la larve se mit à se réabsorber dans son reflet sur le verre. Ce fut très rapide, très fluide, mais ce ne fut pas sans heurts. "


RICARDO ROMERO
je suis l'hiver
Traduction de l'anglais (Argentine) par Maira Muchnik

"Pampa Asiain joue de la guitare et chante dans l’un des silos du vieux moulin Sáez. En arrivant par la route depuis Trenque Launquen, on peut voir, au nord, les trois sentinelles de métal qui s’embrasent à l’horizon tout le jour et qui durant la nuit s’embrasent aussi, mais autrement. Pampa Asiain joue de la guitare et chante dans le silo, celui de gauche vu de la route. Là, sa voix résonne d’une manière surnaturelle et Pampa Asiain, apeuré et ému, verse quelques larmes."


CESAR AIRA
Le Tilleul

Traduction de l'espagnol (Argentine) par Christilla Vasserot

" Le tilleul est un arbre de petite taille, élégant, au tronc fin, qui a toujours l’air jeune. Sur la Place de Pringles, en plus des dix mille tilleuls de ce genre, normaux, il y en avait un qui, par un étrange caprice de la Nature, était devenu énorme, vénérable, avec son tronc tordu, son feuillage impénétrable ; vingt tilleuls ordinaires fondus en un seul n’auraient pas suffi à donner cela. Je l’avais surnommé le Tilleul Monstre. Je le regardais avec effroi, ou du moins avec respect, mais aussi avec tendresse, car, comme tous les arbres, il était inoffensif."


 

LEONARDO PADURA
Poussière dans le vent

Traduction de l'espagnol (Cuba ) par René Solis


" Il avait même oublié le froid qui l’engourdissait tandis qu’il réfléchissait, une nouvelle fois, à comment aurait été sa vie à Cuba s’il ne s’était pas retrouvé poussé à l’exil. Pour les moments de doute et d’incertitude, Irving s’était créé une fable aux belles couleurs, forgée avec les bons souvenirs des jours de fête, de plage, de rencontres, de moments de complicité, d’amours naissant et croissant, de la sensation solide d’appartenance et de proximité ; une coquille d’escargot blindée ou, plutôt, une bulle illuminée de soleil qu’il faisait flotter au-dessus de la mauvaise face de la réalité qu’il avait laissée derrière lui. Un environnement également peuplé de peurs lancinantes réelles ou imaginaires, de privations en tout genre, d’incertitudes sans limites ni date de péremption. Il lui arrivait même alors de douter d’avoir pris la meilleure décision, mais en même temps il ne la regrettait pas. Le destin et l’Histoire étaient dotés de cette force centrifuge qui les avait déplacés, lui et plusieurs de ses amis, et les avait transformés en autre chose, d’autres personnes (des citoyens de Chueca, par exemple ? Des révolutionnaires bourgeois catalans, et les enfants de leurs enfants en Français, Portoricains et Diei savait quoi d'autre."


JACQUES MOULINS
Le réveil de la bête
Retour à Berlin

“Je m’appuie sur une réalité d’Europol en rajoutant une part de fiction, ainsi que les relations entre ses fonctionnaires et les responsables politiques. J’ai voulu traiter ce sujet car il est d’actualité, relater la relation France-Allemagne, les difficultés de l’Europe en termes de politique et la montée de l’extrême droite… C’est une forme d’avertissement !"


CESAR AIRA
Le testament du magicien ténor

Traduction de l'espagnol (Argentine) par Marta Martinez-Valls

"Les miroirs s’étaient voilés, les tapis répétaient leurs labyrinthes paresseux. Sur l’estrade de la salle de musique, un piano avait créé le vide autour de lui et battait la mesure du silence. Au plafond, les caissons semblaient s’effondrer comme des bouches quadrillées. Les fauteuils se resserraient sur eux-mêmes, les ténèbres s’appropriaient les billards et les marbres."

"La traversée, dans une mer sans limites, faisait que tout paraissait possible, même l’amour. Il y avait le spectacle permanent des phénomènes atmosphériques ; les pluies monotones de l’équateur furent suivies d’autres climats qui semblaient improvisés. Les courants marins courbaient les méridiens, et les géométries de l’horizon se peuplaient de continents. Le navire se balançait à la surface des gouffres."


VICTOR DEL ARBOL
Avant les années terribles
Traduction de l'espagnol (Espagne) par Claude Bleton


 Peu à peu, la ville idyllique – bâtiments modernes, rues luxueuses et voitures de tourisme japonaises – s’est diluée et a finalement disparu sous le nuage de poussière qui descendait de la carrière de Kireka. Une poussière jaune qui souillait l’air, les arbres, les voitures cabossées et les visages des enfants courbés sous les charges qui sortaient de la carrière. Presque personne n’habite dans la carrière de Kireka, à part ceux qui ne savent pas où aller. Je l’ai dit à haute voix, observant avec tristesse les vendeurs de poisson en salaison qui se rendaient au marché et suivaient les rails du train. Machinalement, et avec un dégoût proche de la répugnance, en voyant les rats énormes qui gambadaient dans les ordures entassées sous un panneau publicitaire de la banque de développement chinoise CDB."


CESAR AIRA
Prins

Traduction de l'espagnol (Argentine) par Christilla Vasserot

"Condamné depuis toujours à la rédaction laborieuse de romans gothiques, enchaîné au goût décadent d’un public inculte… La lassitude me gagnait. J’étais incapable de terminer la moindre phrase. Disons… Une syntaxe décente… Écrire, ça, je pouvais encore, je pourrais toujours, cela faisait partie des automatismes acquis par mon système nerveux, mais vint un moment où les ombres se firent plus denses au-dessus de moi…"


RYAN GATTIS
Six jours

"À 15 h 15, le 29 avril 1992, un jury acquitta les agents des services de police de Los Angeles Theodore Briseno et Timothy Wind, ainsi que le sergent Stacey Koon, accusés d’usage excessif de la force pour maîtriser Rodney King. Concernant l’agent Laurence Powell, le jury ne parvint pas à obtenir de verdict pour la même accusation. Les émeutes commencèrent sur le coup de 17 heures. Elles durèrent six jours, et s’achevèrent finalement le lundi 4 mai, après 10 904 arrestations, plus de 2 383 blessés, 11 113 incendies et des dégâts matériels estimés à plus d’un milliard de dollars. En outre, 60 morts furent imputées aux émeutes, mais ce nombre ne tient pas compte des victimes de meurtres qui périrent en dehors des sites actifs d’émeutes durant ces six jours de couvre-feu, où il n’y eut que peu, voire pas, de secours d’urgence.
Ainsi que le chef de la police de Los Angeles Daryl Gates le déclara lui-même le premier soir : « Il va y avoir des situations où les gens ne bénéficieront pas de secours. C’est un fait. Nous ne sommes pas assez nombreux pour être partout. » Il est possible, et même probable, qu’un certain nombre de victimes, apparemment sans rapport avec les émeutes, aient été en fait les cibles d’une combinaison sinistre de circonstances. Il se trouve que 121 heures sans loi dans une ville de près de 3,6 millions d’habitants, répartis sur un comté de 9,15 millions d’habitants, cela représente un laps de temps bien long pour régler des comptes. Ce qui suit évoque certains de ces règlements de comptes."


CESAR AIRA
le prospectus
Traduction de l'espagnol (Argentine) par Michel Lafon

"Un trio de cithare, tambourin et contrebasse penjâbi marquait le rythme, sur des mesures ultracourtes, tant et si bien que Lekha semblait danser sur des musiques mentales. Ce n’était pas si loin de la réalité, comme le démontraient les regards des spectateurs. Lekha était une typique beauté autochtone : petite, mince, la chevelure huilée couleur jais, les sourcils noirs, le nez crochu, des yeux énormes, une expression tourmentée et, cette nuit, absorbée. Elle était immensément populaire à Lahore et dans toute la province."


CESAR AIRA
Esquisses Musicales

Traduction de l'espagnol(Argentine) par Christilla Vasserot

"Quand j’étais petit, au tout début des années cinquante, vivait à Pringles un artiste peintre doué de ce prestige ambigu dont bénéficient ceux qui dans un village ont des activités improductives. Quand je dis qu’il était peintre, en fait il n’était pas seulement peintre, non, ç’aurait été bien trop étrange vu l’époque et le lieu. C’était un vieil habitant parmi d’autres, intégré à la grande famille du village, commerçant à la retraite, veuf, ses enfants avaient grandi, comme bien des jeunes ils étaient partis vers d’autres horizons que ceux que leur offrait Pringles."

"Sauf que le paysage autour de Pringles n’était pas des plus reconnaissables, les rues et les bâtiments encore moins. Il n’y avait guère que le Palais, l’emblème du village ; mais peindre à l’intérieur ce que l’on voyait au-dehors aurait été d’une redondance rare, comme si le Palais s’était ramolli pour se retourner sur lui-même."



GILES BLUNT
Grand calme

"Du scintillement des stalagmites sur les rives du lac Hanzen à la beauté subtile d’un arc blanc – rendu incolore par la finesse de la vapeur – en passant par les tempêtes destructrices du fjord de Tanquary, l’Arctique supérieur est un pays qui rend fou. Où l’on tombe amoureux. Une terre de mirages. Dans un sens, tout n’y est que mirage, avec quelques poches de réalité. L’Antarctique a beau être plus sauvage et hostile – quoique les opinions sur le sujet varient –, on y trouve au moins une terre solide quelque part sous ses bottes. Il n’y a pas de terre au pôle Nord, rien que la mer gelée, les pas que l’on y fait sont donc une sorte de mensonge eux aussi."


FRANÇOISE ASCAL
Brumes
Peintures de Caroline François-Rubino


"adore la surface mouvante des choses
adore les formes les sons les mots
le ruissellement sans fin
tout ce qui court
sur la peau fine du monde

lieu de la plus grande profondeur"



FRANÇOISE ASCAL
L'obstination du perce-neige
encres de Jérôme Vinçon

"Je rejoins une place à ma mesure, une place qu’on reconnaît, dans l’empreinte de laquelle on peut se glisser, se laisser désarmer. Ici cesse le combat. Et les ombres s’allongent vers la terre qui les boit. Les ombres elles-mêmes se reposent dans le bercement du soir, couleur lilas.
Inutile de chercher les raisons qui produisent cet état. Vivre, aimer, suffisent."

 

 


 

BORIS QUERCIA
Les rêves qui nous restent


"On arrive directement dans un grand espace qui se veut un jardin tropical. L ’électro nous désigne des chaises près d’une petite fontaine. La végétation est exubérante, la plupart des plantes sont naturelles et certaines doivent coûter une fortune. Des papillons volettent autour de nous. On voit, à leurs battements d’ailes saccadés, que ce sont de vieux modèles, mais ils sont aussi hypnotiques que des vrais. "


BORIS QUERCIA
Les rues de santiago
tant de chiens
la légende de santiago


 

BORIS WOLOWIEC
Tournures de l’utopie

"Les lieux où j’ai mangé un sandwich composent une constellation. Ils ne composent pas la constellation d’un visage. Ils composent la constellation d’une gueule, la constellation d’une gueule acharnée, la constellation d’une gueule hyaline acharnée, la constellation d’une gueule sphinge, la constellation d’une gueule hyaline sphinge.

Dévorer un sandwich. Oublier le titre d’un livre. Dévorer un livre. Oublier le nom d’un sandwich.
Savoir lire. Aimer écrire. Chercher son chemin. Trouver l’amour. Chercher l’amour. Trouver son chemin."

 


LANCE WELLER
Le cercueil de Job

"— Est-ce que ça rend les choses plus grandes ou plus petites ? demanda-t-il encore. Savoir lire ?
— Les deux, dit Bell en regardant à nouveau autour d’elle à la recherche de mots. Avant ? Le monde était fermé. Mais il s’est ouvert, et il continue à s’ouvrir à mesure que j’avance. Je dirais qu’il devient si grand que je ne sais pas quoi en faire. Ni comment m’y comporter. Et plus il devient grand, plus je me sens petite. Et là, maintenant que je suis une esclave en fuite ? J’ai l’impression qu’il se referme sur moi sans que je redevienne plus grande. J’ai peur de tout reperdre. Le monde tout entier. Alors je ne sais pas quoi penser."


"Constellation du Dauphin ou Cercueil de Job est une constellation faible, mais sa forme est très caractéristique se dégage facilement quand la visibilité est suffisamment bonne."

 


PAUL LYNCH
Au-delà de la mer

"Ce n’est pas un rêve de tempête qui suit Bolivar dans la ville, mais plutôt les paroles qu’il a surprises la veille au soir, sans doute dans le bar de Gabriela, et qui lui donnent à présent l’impression de rêver. Qui sait, cela vient peut-être de ce qu’ont raconté Alexis et José Luis – ces deux-là s’y entendent pour semer la pagaille. En tout cas elle persiste, cette impression de rêve. La sensation d’un monde qu’il aurait connu et puis oublié, un appel venu des lointains de la mer."


JO NESBO
Leur domaine

"Dans le Vest-Agder, où j’ai grandi, des villages presque entiers ont émigré en Amérique. Un certain nombre de villageois sont revenus et il est alors apparu que ceux d’entre eux qui avaient oublié leur norvégien avaient aussi presque tout oublié de leur vieux pays. C’est comme si la langue retenait les souvenirs. "


JAMES SALLIS
Drive

"Bien plus tard, assis par terre, adossé à une cloison dans un Motel 6 à la sortie de Phoenix, les yeux fixés sur la mare de sang qui se répandait vers lui, le Chauffeur se demanderait s’il n’avait pas commis une terrible erreur. Encore plus tard, bien sûr, il n’aurait plus le moindre doute. En attendant, le Chauffeur était dans l’instant, comme on dit. Et cet instant incluait le sang qui se répandait vers lui, la pression de la lumière tardive de l’aube sur les fenêtres et la porte, la rumeur de la circulation en provenance de l’autoroute proche, l’écho de sanglots dans la chambre voisine. Le sang était celui de la femme, celle qui se faisait appeler Blanche et prétendait venir de La Nouvelle-Orléans quand tout en elle, sauf l’accent simulé, trahissait la côte Est – Bensonhurst, peut-être, ou les confins de Brooklyn. "


JAMES SALLIS
Sarah Jane

"Je confectionnais tartes et gâteaux dans un petit café de quartier sans prétention, j’avais pris une bonne douzaine de kilos malvenus, et j’avais pour meilleur ami le fils gay du propriétaire, revenu de l’université d’État avec un sac plein de grandes idées qu’il était impatient de partager.
Quand on ne peut plus faire la différence entre le pouvoir de l’entreprise et le pouvoir du gouvernement, disait-il, on s’achemine vers le fascisme. Ce n’est jamais une glissade, mais toujours une progression pas à pas. Ajoute au mélange le pouvoir divin et le pouvoir des médias, et tu y es. Nous y sommes. Le fascisme, sauf que le contrôle est aux mains des grandes entreprises plutôt que du gouvernement.
C’est plus ou moins ce qu’a dit Mussolini, affirmait-il.
Et c’est à ce moment-là, je suppose, que j’ai commencé à constituer ce stock de citations exactes ou erronées que j’ai traîné avec moi comme le sac d’un cueilleur de coton tout le reste de ma vie. Wallace Stevens a écrit que, si une idée est une chose, on peut toujours trouver des mots pour la remplacer.
Une citation, par exemple. "


WOJCIECH CHMIELARZ
Les Ombres

 "Planète Krypton était situé dans le sous-sol d’un bâtiment de l’avenue de l’Indépendance, dans l’arrondissement de Mokotow. Un quartier regorgeant des traces d’un passé douloureux, de plaques commémorant les lieux sanctifiés par le sang des Polonais tués par l’occupant allemand ou signalant que dans tel immeuble avait vécu Janek Bytnar, nom de code « Rudy », héros des Scouts résistants pendant la Seconde Guerre mondiale. Une bougie et quelques fleurs fanées, déposées à l’occasion d’une fête nationale ou d’un anniversaire, ornaient toujours chacun de ces endroits."


FREDERIC PAULIN
La guerre est une ruse

"Le bou addad s’embrase comme du papier journal dans un brasero, l’été a été sec, trop sec. Les grands eucalyptus prennent feu les premiers, on dirait d’immenses torches qui éclairent toute la vallée. Des nuées d’étourneaux fuient l’incendie, certains brûlent en vol et s’écrasent au-delà de la route. Des milliers de criquets refluent vers les soldats, les artilleurs secouent frénétiquement les pieds pour s’en débarrasser."


FREDERIC PAULIN
La Nuit tombée sur nos âmes

" La nuit est chaude dans le square Valetta, mais la pluie tombe dru sur Gênes. De fines coulées de boue dévalent le camping des black blocs. Il est assis contre la roue d’un camping-car décati sous un auvent qui fuit. Il boit une énième bière avec, à ses côtés, deux flics de la DST, une journaliste du Journal du dimanche, un photographe qui se donne des airs de reporter de guerre, et une demi-douzaine d’individus qui se revendiquent du black bloc. Tout ce beau monde s’enfile de l’alcool et fume des joints, balance des vannes et se raconte les contre-sommets précédents. L’humidité s’infiltre dans ses vêtements, dans son corps, dans sa tête. Un mauvais polar n’oserait pas une telle distribution, une telle scénographie. "

 


MARIE COSNAY
Des îles

Lesbos 2020 - Canaries 2021

" J’ai cherché du monde. Parfois sans espoir.
Chercher tisse des liens là où ils sont en train de
se rompre. Je voyais l’immense fosse où
tombaient les histoires, les familles. Les morts, et
celles et ceux qui les attendent toujours, les
attendront toujours. Je voulais aller au plus près
de ce qu’on pouvait faire et dire, jour après jour,
nous débattant conte le réel abrupt. "


JAN COSTIN WAGNER
L'été la nuit

ARO SAINZ DE LA MAZA
Docile


CHARLES REZNIKOFF
A la source du vivre et du voir

"Dans le métro, ils sont tous plongés
dans leurs journaux ;
étudiants de l’actualité, à coup sûr :
La guerre du Vietnam, la crise au Moyen-Orient, les conflits entre les Russes et les Chinois
Mais quand la rame arrive à la station du champ de courses,
jeunes et vieux se précipitent au-dehors :
ils étudiaient juste les pronostics du tiercé, visiblement.

Mais pas tous :
un homme reste assis,
crayon en main,
plongé dans ses réflexions -
il fait des mots croisés. "

" j’étais rongé par une lassitude secrète
du mètre et des strophes régulières
qui m’étaient devenues trop fades. Les rimes et lignes lisses
me semblaient affectées, un accent faux sur les mots et les syllabes ".


DAVID DIOP
La Porte du voyage sans retour

"Plus loin à l’horizon, sous un ciel écarlate, l’incendie chuintait en lampant la sève des acacias, des anacardiers, des ébéniers, des eucalyptus tandis que ses habitants fuyaient la forêt en geignant de terreur. Rats musqués, lièvres, gazelles, lézards, fauves, serpents de toutes tailles coulaient dans les eaux obscures du fleuve, préférant mourir noyés plutôt que brûlés vifs. Leurs plongeons désordonnés troublaient les reflets du feu sur la surface de l’eau. Clapotis, vaguelettes, submersion.
Michel Adanson ne croyait pas avoir entendu cette nuit-là la forêt se plaindre. Mais alors qu’il était consumé par un incendie intérieur aussi violent que celui qui avait illuminé sa pirogue sur le fleuve, il soupçonnait que les arbres brûlés avaient dû hurler des imprécations dans une langue végétale, inaudible aux hommes. "


ARNAUD CLAASS
 L'Intuition photographique, suivi de Regard perdu

"On m'a souvent demandé comment je pouvais photographier en permanence dans une inappétence complète pour tout "projet" préalablement défini (travailler "sur", pousser une investigation, raconter...). La réponse est simple : je fais un "reportage" continu sur les fonctions immédiates de la perception visuelle, celles qui s'enclenchent sans crier gare devant toute chose. Pas de sujet à approfondir hormis le régime du regard occupé à se comprendre lui-même. Je suis pleinement engagé dans cet exercice de "voir le voir" qui m'apporte des lumières sur le fonctionnement de l'esprit humain et tous les photographes que j'aime, de quelque horizon qu'ils viennent (y compris les grands documentaristes) pratiquent cet art de s'abandonner au kidnapping consenti de leur attention. "


ALESSANDRO ROBECCHI
Ceci n'est pas une chanson d'amour

"Or, soyons clairs. Carlo Monterossi, qui est un homme du monde, reçoit beaucoup de mails. Parfois des SMS, ou des notifications WhatsApp. Puis il y a Twitter, le web et ses pièces rapportées. Même des vrais appels où les gens communiquent avec leur voix humaine, façon de parler. Et jusqu’à des appels sur le fixe, parce que le court xxe siècle ne s’achève jamais. Mais Carlo sait que si l’interphone sonne, il n’y a pas de doute : ce sont des casse-couilles. "

De rage et de vent

" Pour le déjeuner, il ne mange pas, ne boit pas, ne prend même pas un autre café. Il fend Milan en marchant comme si c’était une grande esplanade inhabitée, il n’entend pas les bruits de la circulation. Carlo Monterossi se confronte à sa rage pendant que les heures lui coulent dessus, pendant que le temps perd son adhérence. Il voit qu’il commence à faire noir, que les lumières s’allument, que le vent dépolit les angles et les vitres des maisons, les enseignes des magasins, qu’il lustre tout, qu’il fait le ménage."


JACQUES JOSSE
Le manège des oubliés

"De temps à autre, il ouvre sa sacoche. Il en sort quelques photos, les étale sur la table, les présente une à une. Il y a là une flopée de poètes morts. D'anciens broyeurs de noir qui s'emparaient de la réalité pour la couper en tranches fines. Des énergumènes qui se levaient chaque jour vers midi avec une gueule de bois carabinée qu'ils offraient en pâture aux vents de l'Hudson qui les lavaient, les giflaient, leur balançaient des beignes salées pour qu'ils recouvrent au plus vite fraîcheur et désir d'en découdre. C'est pour mieux s'imprégner de leur présence qu'il se permet de mentir dans les grandes largeurs. Il n'hésite pas à murmurer qu'il s'est rendu là-bas, incognito. Il a fait le pied de grue sur le trottoir, s'est imbibé de blues et de rumeurs urbaines et a fini, après avoir longuement hésité, par traverser la rue, pousser la porte et entrer. Il décrit, dans la foulée, l'intérieur d'une taverne où il n'a évidemment jamais mis les pieds. Il en a conscience mais il est lancé et ne peut s'arrêter. Il a beaucoup rêvé, peu vécu et son compte à rebours est bien entamé. Il lui faut rattraper ce qu'il a raté. Ne sait comment s'y prendre avec ces manques qui s'empilent. La prochaine fois, il essaiera de calmer ses ardeurs et d'éviter les bobards. Il citera d'autres noms. Des contemporains solitaires et sans chapelle qui lui ont, un jour ou l'autre, dédicacé un de leurs livres. Comme toujours, les regards brilleront dans la pénombre. Il déposera des recueils colorés sur la table. Les incitera à les feuilleter. Leur parlera des chemins étroits que ceux-là creusent au couteau, à même la page, l'expédiant à chaque lecture dans des territoires qu'il n'explore qu'a minima, par peur de se brûler à leur contact. Il s'exprimera posément, avec retenue, en espérant se rapprocher du vieux sage qui apparaît, épisodiquement, dans un coin de sa tête, et auquel il aimerait tant ressembler."

La page Jacques Josse sur Lieux-dits


WILLIAM BOYLE
Gravesend

"Tout seul, il lui fallut un long moment pour combler le trou. Au moins deux heures. La lune projetait une lueur rouillée. La petite lampe torche qu’il avait posée par terre clignota, puis rendit l’âme. Les hiboux continuaient de faire leur bruit de tunnel. Il s’essuya le front avec le dos de sa main. Contemplant le contour rectangulaire de la tombe, il passa à l’étape suivante, qui consistait à suivre les instructions de Ray Boy.
Il ramassa des paquets de branches et de feuilles mortes, les répandit au-dessus de la terre fraîche et les aplatit avec la pelle. Aucune envie ne lui vint de marquer l’endroit. Pas de croix. Pas de pierre. Rien. Une fois le boulot terminé, une fois la tombe impossible à distinguer du reste du terrain, il s’assit, mit la tête entre les mains et essaya de ressentir quelque chose."


WILLIAM BOYLE
Tout est brisé

"En débarquant à l’aéroport de LaGuardia, il eut moins l’impression de renaître que d’être recraché sur un trottoir pour se faire aussitôt écraser sous la botte de quelqu’un. Un New-Yorkais qui a quitté sa ville a l’impression, à chaque fois qu’il revient, de retrouver le New York des mauvais films, au rythme tout ce qu’il y a de plus faux, à la monstruosité artificielle. Il avait toujours pensé que la noirceur de New York était délibérée, et il lui semblait maintenant que le nouvel aspect ensoleillé de la ville devait lui aussi correspondre au choix de quiconque tirait les ficelles."


WILLIAM BOYLE
La Cité des marges

"Il se traîne jusqu’à la fenêtre derrière la télé et écarte les rideaux. Si ça ne tenait qu’à lui, il n’aurait pas des rideaux comme ça. Il aurait des stores ou même rien du tout. Ces rideaux, c’est sa mère qui les a fabriqués. Ils sont fragiles, aussi fins que du papier. S’il ne s’en débarrasse pas, c’est à cause d’elle, mais aussi parce qu’après tout il s’en fout et ne veut pas s’emmerder à les enlever.
Il observe la cour de récréation en face. Un réverbère fixé à côté du panier de basket projette un cône de lumière vers le sol. Sur le bitume, un graffiti tracé à la craie. Ça lui fait penser à une peinture, un tableau triste. L’obscurité tout autour, le panneau à moitié cassé, le cercle lumineux, l’immobilité. "


FRANK LLOYD WRIGHT
Maître de l'architecture américaine

Les Chefs-d'oeuvre

"La bonne construction doit rendre le paysage plus beau qu'il ne l'était avant qu'elle ne soit bâtie."


NESTOR PONCE
Sous la pierre mouvante

"La pierre gigantesque surplombait l'abîme. Semblait flotter au-dessus des rochers, comme maintenue en l'air par des fils invisibles qui l'empêchaient de tomber. Elle devait mesurer largement vingt mètres sur cinq et peser plusieurs tonnes. Soudain, une douce brise se leva et je craignis de voir la magie se rompre et la Pierre s'effondrer, nous entraînant dans sa débandade. Mais pas du tout. Rien ne se passa. "


NESTOR PONCE
Désapparences

"Petits chemins

Tout chemin s’effondre quelque part
Toute flamme se précipite vers un océan
Tout poteau d’exécution brise nos chaînes
Nue rugissant un fouet tendu
je suis un ion de chair qui soupire :
tout l’amour du monde tout"


Nestor Ponce. (Né à La Plata, professeur à Rennes 2) avec Alain Le Saux (Editions Les Hauts-Fonds, Brest)
Maison de la Poésie de Rennes.22 mars 2013


NESTOR PONCE
La Bête des diagonales

"Lundi 12 avril 1897

...La soif. La soif. Tettamanti me l'a dit le jour de la fondation, quand on a posé la première pierre [de La Plata], le 19 novembre 1882. La cérémonie a commencé avec quatre heures de retard. L'archevêque Aneiros bénissait le désert. La femme de Rocha versait le mortier à l'aide d'une cuillère d'or à manche d'ébène incrusté de diamants, elle la tournait dans l'auge en acajou massif au bord d'ébène moucheté d'or. Une folie, une vraie folie, dans cet endroit perdu, où aucun d'entre eux, oppressés par l'humidité, usés comme des galets par la pression atmosphérique, épuisés par ce voyage laborieux, sous l'œil effrayé des vaches et des brebis, n'avait pensé à apporter de l'eau en abondance."


CLAUDE PINEIRO
Les Malédictions

"On peut entrer en politique pour diverses raisons. Certaines, plus légitimes que d’autres. Également par erreur, par faiblesse, pour n’avoir pas su dire non. Pour s’être trouvé au bon endroit au bon moment. Ou au mauvais endroit au mauvais moment. Car il faut bien vivre de quelque chose, et cette raison-là était pour moi plus que légitime à cette époque, il y a de cela cinq ans, car les quelques pesos que j’avais en poche en arrivant à Buenos Aires ne pourraient me permettre que de satisfaire mes besoins essentiels, et ce, pendant quelques mois tout au plus. "

" La Plata incarne un véritable modèle de planification urbaine. Créée de toutes pièces, conceptualisée, empruntée à la littérature ou rêvée, c’est l’une des rares villes au monde à avoir été pensée et tracée avant que la moindre pierre n’ait été posée et avant que le moindre habitant ne commence à y vivre. Cette ville resplendissante se dresse là où auparavant il n’y avait rien. Cependant, sur ce tracé rêvé sont venus se greffer des secrets, des mystères, des tergiversations, de mauvaises et de bonnes intentions. Et même la littérature. C’est tout cela et le hasard qui ont fait de La Plata ce qu’elle est aujourd’hui : un lieu envoûté."


"Cette ville est un chef-d’œuvre de la pensée rationaliste qui s’est imposée avec la Révolution française, avec la révolution industrielle et la science positiviste. Elle représente les idées dominantes de l’époque où cette pensée rationaliste atteignit son apogée. Pendant de longues années, le plan de la ville a été attribué à Pedro Benoit, chef du département ingénierie, qui a effectivement apposé sa signature sur la carte présentée en 1889 pour l’Exposition universelle de Paris, organisée à l’occasion du centième anniversaire de la Révolution française."


CAROLINE HINAULT
Solak

"C’est une douleur qui vous caresse, un deuil qui vous glisse dessus sans jamais vous pénétrer vraiment, le jour qui se lève plus. Dans la Centrale, il y a la lumière en continu, deux ampoules jaunes alimentées par le générateur qui ronronne comme un gros chat métallique. Ça sent la sueur, le thé, la fumée, la viande et le poisson séchés, ça a des relents d’hiver interminable et filandreux. "


RYAN GATTIS
Le système

"On est devenus potes quand on s’est rendu compte qu’on était tous les deux pas mexicains. On est des pièces rapportées. Sa famille est du Guatemala, de la capitale. La mienne est des îles Samoa. Je sais pas de quelle ville. Ma mère en parlait jamais, même quand je demandais. Alors j’ai laissé tomber. C’est la leçon la plus importante qu’elle m’a apprise. Fermer ma gueule. Elle était douée pour ça. "


RYAN GATTIS
En lieu sûr

"Je suis sur la Première Rue, les yeux levés, le dos voûté, garé en face des Rancho San Pedro Projects, des logements sociaux à l’extrémité sud de Los Angeles. C’est pas la première fois aujourd’hui que je me dis que si j’arrive à ouvrir ce coffre-fort, et si on me laisse seul avec, je prends l’argent.
Pas tout l’argent. Je suis pas con. Juste une partie. "


ROBERT ALEXIS
Le renvers

"Je faisais de ma vie une vie ! plus rien d’indifférent ! de quoi mordre aux chairs d’oiseaux, d’orages, de flaques à enjamber, la multitude de simples auxquels un seul regard, disposé sous l’angle du désir féroce, permet de ces trouvailles où l’esprit s’égare tout en se retrouvant. "


ROBERT ALEXIS
Les Contes d'Orsanne

"J’ai travaillé vingt ans dans la même fabrique. Dire que je n’ai pas vu le temps passer est parfaitement exact. Une cause immense, envahissante – certains la jugeront dérisoire – a gouverné ma vie, taillé les haies, arrangé les allées, dessiné les parterres que mon âme a contemplés sans jamais se lasser, capable de profiter, à l’intérieur de la répétition, d’une foule de nuances, une moire où se lit la succession des jours, les subtiles variations qui justifient à la fois la durée qui s’écoule et l’observation de chaque morceau de temps. Il en est de même pour la banquise, sa débâcle au printemps, les fragments qui se disloquent, d’autres qui s’agglutinent, vu de loin un paysage uniforme, de près une richesse à l’infini. "

"Céline au contraire avait une beauté trop fragile. On imaginait mal ses doigts maigres s’adonner aux jeux experts de l’amour. Elle serait quelque jour l’épouse d’un ouvrier aussi modeste qu’elle était diaphane, ils auraient un enfant chétif, un cancre rêveur qu’on enverrait bientôt en apprentissage dans une école d’horlogerie…"


FRANCOIS DAGOGNET
Mort du paysage ?
Philosophie et esthétique du paysage

"Le paysage c'est l'endroit où le ciel et la terre se touchent." Michel Corajoud

" Je vois le ciel accoster la terre sur la ligne d’horizon. Au-delà de ce découpage élémentaire, je voudrais discerner la part du ciel qui entre en terre." Michel Corajoud

"Le paysage n'est pas réductible aux apparences et, sansdoute, règne-t-il entre les choses comme principe de foisonnement et comme puissance nouante." Michel Corajoud

"Le paysage contemporain est en train de rompre toutes ses amarres avec la réalité sensible. Il se déracine et quitte la référence terre, il a cet air « posé sur » qui l’associe aux objets. " Michel Corajoud


JAMES SACRÉ
Broussaille de bleus

"Le paysage disparaît dès qu’on le figure :
Tu regardes quelques grands arbres peints
Des pans de montagne, des carrés d’orge ou de froment
Et tu dis seulement
Ah, c’est un Corot, un Cézanne, un Breughel.
Formes et couleurs sont devenues surtout
Des manière de peindre et d’arranger les motifs :
L’œil s’en va dans un rêve du Lorrain, s’oublie
Dans un jardin de Matisse ou de Bioulès.



Écrire un paysage ça n’est pas le photographier
Pas le peindre non plus, ni même le décrire
Écrire un paysage on ne sait pas trop
Ce que cela veut dire. Le ruisseau de Cougoulet
Qui s’en allait par les prés
Frais sorti de sa source fontaine
Si je l’écris en disant ces mots ? S’il me les donne ?
Juste à côté les groseilliers de l’enclos à Gustave.
Le bleu du ciel jusqu’à toucher tant de vert.
S’il y a du vent ? Et le nœud de vipères
Que le père a mis un coup de fusil dedans.

Écrire un paysage c’est peut-être l’entendre
Et savoir qu’on l’a vu, ou même
Savoir qu’on le voit, pourtant
On ne voit que de l’encre
On n’entend que des mots."

La page James Sacré sur Lieux-dits


EUGENE DELACROIX
Journal

"Louroux, mardi 3 septembre 1822. — Je mets à exécution le projet formé tant de fois d’écrire un journal. Ce que je désire le plus vivement, c’est de ne pas perdre de vue que je l’écris pour moi seul. Je serai donc vrai, je l’espère ; j’en deviendrai meilleur. Ce papier me reprochera mes variations. "

 

 

 

 


"Samedi, mai 1823. — Je me suis décidé à faire pour le Salon des scènes du Massacre de Scio"

Ici apparaît pour la première fois l’idée de ce tableau, il fut exposé au Salon de 1824, acheté par l’État 6,000 francs ; il reparut à l’Exposition universelle de 1855. Il appartient maintenant au Musée du Louvre.
Le tableau était déjà achevé et déposé au Louvre, où se faisaient alors les Expositions annuelles de peinture, quand Delacroix vit des paysages de Constable qui le frappèrent ; en quelques jours il reprit son tableau et le transforma complètement. En 1847, il rappelle, dans son Journal, l’influence qu’a eue sur lui le paysagiste anglais. « Constable dit que la supériorité du vert de ses prairies tient à ce qu’il est un composé d’une multitude de verts différents. Ce qui donne le défaut d’intensité et de vie à la verdure du commun des paysagistes, c’est qu’ils la font d’une teinte uniforme. Ce qu’il dit ici du vert des prairies peut s’appliquer à tous les autres tons. »


Scènes des massacres de Scio, huile sur toile, 1824, Musée du Louvre


"1834 Sans date. — Coucher de soleil. Ciel bleu, jaune clair près du soleil et les nuages voisins du soleil en une masse un peu molle, et supérieurement des flocons laineux ; lesquels, jaune clair du côté du soleil, et du reste, gris de perle jaunâtre poussière. S’élevant davantage plus loin du soleil, gris de perle moins jaune et laissant entrevoir le ciel qui paraît d’un bel azur, quoique clair ; les nuages d’en haut éclairés par-ci par-là sur le bord, comme si un léger voile couvrait le reste, laissant apercevoir leur brillant. "

"Sardanapale. Linge de la femme sur le devant : sur un ton local, gris blanc. Terre de Cassel ou noir de pêche, etc. — Ombres avec bitume, cobalt, blanc et ocre d’or.
Base de la demi-teinte des chairs, terre de Cassel et blanc. Demi-teinte jaune de la chair, ocre et vert émeraude.
Ajouter aux tons d’ombre habituels sur la palette : Vermillon et ocre d’or. Ocre et vert émeraude, laque et jaune, ou jaune indien et laque pour frottis ou repiqués. Laque brûlée et blanc, demi-teinte de chair.
Ébaucher les chairs dans l’ombre avec tons chauds, tels que terre Sienne brûlée, laque jaune et jaune indien, et revenir avec des verts, tels que ocre et vert émeraude.
De même les clairs avec tons chauds, ocre et blanc, vermillon, laque jaune, etc. ; et revenir avec des violets tels que terre de Cassel et blanc, laque brûlée et blanc. Ne pas craindre, quand le ton de chair est devenu trop blanc par l’addition de tons froids, de remettre franchement les tons chauds du dessous, pour les mêler de nouveau."


La Mort de Sardanapale, 1827, Huile sur toile. Musée du Louvre


"22 juin 1864. — (Au crayon.) Le premier mérite d’un tableau est d'être une fête pour l'œil. Ce n’est pas à dire qu’il n’y faut pas de la raison : c’est comme les beaux vers ;… toute la raison du monde ne les empêche pas d'être mauvais, s’ils choquent l’oreille. On dit : avoir de l’oreille ; tous les yeux ne sont pas propres à goûter les délicatesses de la peinture. Beaucoup ont l’œil faux ou inerte ; ils voient littéralement les objets, mais l’exquis, non."

C’est la dernière des notes qu’on ait retrouvées sur les calepins de Delacroix, qui mourut le 13 août suivant.


GIUSEPPE SANTOLIQUIDO
L'été sans retour

" Les années se sont écoulées, désormais, pareilles à une seule et longue journée, et je ne sais plus trop par quel bout prendre toute cette histoire. Longtemps je me suis mesuré à mes remords, cherchant à les exiler aux confins de ma mémoire sans y parvenir. Toujours, ils remontent à la surface. Avivent les plaies.
Mais je n’ai plus le choix. Quinze ans déjà que j’ai quitté Ravina. Avec le temps, le passé s’embrume, les visages et les voix s’estompent, et aussi les silhouettes, les paysages. Car dans l’histoire que je me résous enfin à raconter, les hommes sont indissociables de la nature qui les a vus naître et dont ils sont le portrait le plus fidèle, effrayante de beauté et d’âge. "


La Basilicate (Pouilles. Italie)


IAN MCEWAN
Dans une coque de noix

 

"Je suis immergé dans des abstractions, et seules leurs relations proliférantes créent l’illusion d’un monde connu. Quand j’entends « bleu », que je n’ai jamais vu, j’imagine une sorte d’événement mental assez proche de « vert » — que je n’ai jamais vu. Je me considère comme un innocent sur qui ne pèsent ni allégeances ni obligations, un esprit libre, malgré l’exiguïté de mon séjour. Personne pour me contredire ou me réprimander, pas de nom ni d’ancienne adresse, pas de religion, de dettes, d’ennemis. "


TOBIAS WOLFF
Un voleur parmi nous

"Parfois, quand je ferme les yeux, son visage remonte à la surface, à la rencontre du mien, comme un reflet dans un bassin quand on se penche pour boire.
Un jour, je me le suis imaginé assis sur les marches d’une maison mitoyenne. Un chien noir était étendu près de lui, le museau calé entre les pattes de devant. La pelouse, de son côté, était dégarnie, envahie de mauvaises herbes et jonchée de jouets. La pelouse de la partie voisine était verte et bien entretenue. Un arroseur automatique tournoyait à toute vitesse, projetant des gerbes d’eau incurvées. Lewis regardait l’arc-en-ciel flottant dans le nuage de fines gouttelettes au-dessus de l’arroseur. Ses doigts glissaient sur le pelage doux du chien, sur la tête puis dans le cou, l’effleurant à peine. J’espère que Lewis s’en est bien sorti. Tout de même, il doit encore se souvenir plus souvent qu’il ne le souhaiterait qu’il a été renvoyé de l’armée pour vol. Cela doit lui sembler incroyable qu’une telle chose lui soit arrivée, incroyable et injuste. Il n’était pas parti pour devenir un voleur. Pas plus qu’Hubbard n’était parti pour devenir un déserteur. Peut-être avait-il de bonnes raisons de déserter, peut-être même avait-il des principes qui ne lui ont pas laissé le choix. Ou bien était-il simplement trop découragé pour faire autre chose ? Découragé, malheureux et effrayé. Quelle qu’en soit la cause, ce n’était certainement pas ce qu’il avait voulu au départ. "


JUDITH BUTLER
FRÉDÉRIC WORMS
Le vivable et l'invivable

JB: " Mais je suis inquiète, en ces temps régis par le néolibéralisme, où les biens sociaux, les ressources sociales, la sécurité sociale se trouvent décimés et externalisés, les retraites détruites ou amenuisées, les soins médicaux de plus en plus difficiles à obtenir et à payer dans de nombreux endroits du monde (y compris aux États-Unis), quand le droit à un toit n’est pas assuré et que la nourriture est produite de façon toxique et distribuée de manière inégalitaire. Oui, je m’inquiète de voir que nous sommes parfois priés de cultiver des attitudes morales de philanthropie et de care dans un esprit chrétien censé compenser les ravages institutionnels ourdis par le néolibéralisme. Il faudrait plutôt que les services sociaux et les prestations sociales soient considérés comme des biens publics et des obligations que les gouvernements se doivent d’honorer. Je suis préoccupée dans certaines situations par la mise en exergue d’une sorte de valeur chrétienne, qui tend à renforcer une conception très traditionnaliste de la famille et des tâches du soin, assignées aux femmes, pour compenser ces ravages économiques et leur cortège de misère."


" Sauvegarder n’est pas exactement la même chose que préserver : préserver une vie signifie la protéger telle qu’elle est ; sauvegarder une vie implique de la protéger pour ce qu’elle est susceptible de devenir, dans un contexte où le contenu de cette vie, son mode de vie, ne peut être ni prescrit ni prédit à l’avance, et où l’autodétermination émerge comme un potentiel  à sauvegarder. L’aspiration démocratique inclut ainsi le souci d’assurer à chaque vivant la possibilité effective de décider par lui-même, sans interférence illégitime, des modalités concrètes de son existence et de son épanouissement." Judith Butler, La Force de la non-violence


CHRIS OFFUTT
Sortis des bois

"L’Illinois était tout aussi plat mais moins vert. Gerald comprit qu’il roulait à travers une saison, observant le printemps à rebours. La terre de l’Illinois était noire comme du fumier et il s’arrêta sur le côté pour l’examiner. Elle était humide et riche. Elle sentait la vie. Il la fit couler entre ses doigts, pensant à l’argile dure de chez lui. Il décida de s’arrêter prendre un peu de ce bon terreau sur le chemin du retour."


EMMANUEL LAUGIER
 Poèmes du revoir américain
& autres
 séries 


": ailleurs les champs s’élargissent et le noir en dedans
s’étend
des aplats brillants d’ombres cernées très rapides
passent à même le mouvement
– sa lenteur
s’intercale dans l’infinie variation cuivrée du ciel
– du varech visible
il se souvient le bord de mer filmé dans sicilia
– le réflexion plastique d’amas d’algues
appuis on ne sait où
– ni sur quelle surface à peine courbe cela
se pose

: un crochet d’ombre contre une vaste paroi
épouvantée de lumière"


MIGUEL BENASAYAG
Les nouvelles figures de l'agir

" Depuis la fin du XXe siècle, la figure de l’individu s’inscrit en Occident dans une époque paradoxale : c’est au moment où tout y célèbre son triomphe qu’elle est arrivée à sa quasi totale disparition. Car ce qu’on appelle encore aujourd’hui l’individu correspond plutôt au profil ou à l’avatar auquel chacun de nous est censé déléguer ses fonctions, voire s’identifier. Bien que présenté sous les airs d’un parfait matérialisme technologique, ce profil ou avatar renvoie en réalité à un dispositif métaphysique. Si la figure de l’individu désigne cette entité qui s’imagine comme un sujet face à un monde objet, se prétendant libre de ses choix et de ses actes, le profil résulte quant à lui d’un processus de vidage et de dislocation de l’individu et du monde. Alors que l’individu se vivait comme une unité intégrée, avec une intériorité, le devenir profil implique à l’inverse un processus de dissolution de toute unité sous la forme d’un ensemble de modules ou d’applications : il est le fruit de l’idée devenue dominante selon laquelle la différence entre la machine et l’ensemble du vivant serait simplement quantitative. Et, au lieu de se désespérer de la fin de son exception ontologique, l’individu devenu profil se réjouit de pouvoir se penser comme un ensemble de données modélisables qui devient la garantie de son bon fonctionnement et de sa totale intégration au monde de l’opérationnalité numérique. "


"Ce que l’on voit n’est pas ce que l’on voit, mais ce que l’on est." Fernando Pessoa tirées du Livre de l’intranquillité

"Toute connaissance est développement de l’être, et tout développement de l’être est connaissance."

"Au nom de l’adaptation, nos sociétés risquent de commettre l’erreur fatale de confondre l’agir avec l’agitation, l’existence avec le fonctionnement. "

"Plus nous nous sentons originaux et singuliers, initiateurs et maîtres de nos vies, plus nos conduites sont surdéterminées par les tendances des macroprocessus techniques et économiques et, par conséquent, massifiées. "

"Le plus surprenant reste que l’individu n’est pas seulement invité, mais désire lui-même devenir transparent et prédictible : l’aspiration sociale et individuelle sera d’éliminer tout ce qui fait du « bruit » dans la bonne marche du profil sans intériorité et sans épaisseur. "

"Aux possibles issus des corps, on substitue alors des envies frelatées de bonheur et de vie préfabriqués dont l’offre précède généralement la demande. Mais ce vouloir dissocié est à l’opposé de toute éthique : il sollicite la morale et la discipline pour tenter de pallier depuis l’extérieur l’affaiblissement de nos dimensions intimes. C’est sur ce vide que les nouveaux vendeurs de volonté, coachs en tout genre et experts du « développement personnel », font prospérer leur fonds de commerce. Et s’il est vrai que le coaching fonctionne d’un point de vue utilitariste, c’est toujours sous la forme de mécanismes disciplinaires qui tentent d’aliéner ce qui reste de la personne pour la mettre au service d’un bien adaptatif : pensez à votre bien, pour ce qui est du désir, vous repasserez plus tard. En suivant ce qui est déterminé comme un bien, j’apprends à désirer ce qu’il est acceptable de désirer et surtout ce qu’on me montre comme étant désirable. C’est le prix à payer pour accéder à la tranquillité absolue, enfin libéré de mes tropismes toujours multiples, contradictoires et inquiétants."

"Mais, si le concept marketing du bien-être tend dans les pays riches à présenter la vie comme une course vers le divertissement, pour la grande majorité de l’humanité, ceux qui vivent de l’autre côté de la frontière de ce nouvel apartheid, le seul objectif possible reste d’accéder à la survie."

"Vivre signifie faire le pari que cela va tenir. Et la bonne nouvelle est que faire « comme si ça allait tenir » est notre seule contribution possible pour que cela tienne."


ALBERT BENSOUSSAN
La tendre indifférence

"Pas un soir qu’il  ne me tendît un doigt en invoquant Michel-Ange et la chapelle Sixtine – que l’on admirerait cou tordu. Adam, beau comme un dieu, lançant sa main nonchalamment à l’Être Suprême, qui lui faisait la charité d’un index protecteur. Dans la complicité de nos lits jumeaux, qui était Dieu ? Qui le premier homme ? Brulé de fièvre qu’il camouflait sous son asthme – héritage de sa mère –, il était dévoré d’un secret désir qu’il n’avoua jamais et que je ne perçus que sur le tard, quand, dans la solitude de son affectation provençale, il se mit à fréquenter les garçons… "


JAMES SACRÉ
Figures de silences

L’autre et le même, et pourtant pas :
À chaque emportement des mots
Un léger neuf, ou simplement
Qu’écrire est aussi du vivant :
Jamais deux fois pareil,
En plus un peu qu’on a
Le plaisir de s’y reconnaître.

Comme on remet du foin propre
À l’intérieur de sa galoche.

la page James Sacré sur lieux dits


JEAN-CLAUDE LEROY
GWENN AUDIC
Tu n'es pas un corps

vivre n'est pas assez
si tout sens n'est pas d'ouvrir

respirer suffit bien
partir par tous les pores

accueillir-contempler

sur place et
devenir

La page Jean-Claude Leroy sur lieux-dits


Collectif, sous la direction de VINCENT DESCOMBES, FLORENCE GIUST-DESPRAIRIES
Imaginer l'autonomie
Castoriadis, actualité d'une pensée radicale

Ce recueil d’hommage à Cornélius Castoriadis, près de 20 ans après sa disparition, présente une série de discussions et de perspectives construites à partir des thèmes directeurs de sa pensée : l’auto-institution de la société et l’autonomie du sujet, l’imaginaire social, la défense de l’idée de révolution inséparable d’une critique du marxisme, etc. Des grands noms de la philosophie contemporaine (V. Descombes, B. Karsenti, F. Lordon…), de la sociologie (I. Théry…) explicitent ce qu’ils doivent à Castoriadis et montrent combien sa pensée reste inspirante à un moment de crise écologique et démocratique du capitalisme tardif.

"Castoriadis prenait le mot « radicalité » dans le sens des philosophes. La pensée d’un philosophe se fait radicale quand elle cherche à répondre à l’exigence qui fonde la philosophie comme telle, une exigence que Castoriadis définissait ainsi : une prise en charge de la totalité de ce qui demande à être pensé." V. Descombes


"L’important est de comprendre que l’institution est pour l’homme ce qui répond à cette situation invivable d’indistinction, à un chaos indissolublement mondain et mental. "Bruno Karsenti

" La question aujourd’hui se pose de savoir comment, y compris dans les expériences collectives qui émergent, s’intériorisent les logiques néolibérales dans leur omniprésence, à travers la violence souvent invisibilisée de leurs effets destructeurs du lien social et celle des travestissements du langage. " Florence Giust-Desprairies

 "Les créations humaines qui relèvent décisivement de l’imagination radicale et de l’imaginaire social essaient de briser les murs de ces niches sans en constituer d’autres. Ce serait peut-être une des définitions possibles de l’art : briser la clôture sans en reconstituer une autre. Et c’est peut-être la raison pour laquelle l’art a cette importance centrale dans l’histoire de l’humanité " Castoriadis, Sujet et vérité.

En 1996, lors d’une conférence prononcée au Portugal, Castoriadis avait formulé le constat suivant, qui sonnait comme un avertissement : "Nous sommes à un croisement de chemins de l’histoire : un chemin apparaît d’ores et déjà clairement tracé. C’est le chemin de la perte du sens, de la répétition de formes vides, du conformisme, de l’apathie, de l’irresponsabilité, du cynisme […]. [L]’autre chemin devrait être ouvert par un réveil social et politique, une renaissance du projet d’autonomie individuelle et collective, c’est-à-dire la volonté de liberté. "

" Comme le souligne avec force le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag, le développement technologique vise à nous imposer une autre logique que celle du vivant, lequel se caractérise par la production d’une immense diversité et d’une variabilité permanente. Au contraire, la machine se caractérise par un fonctionnement linéaire et logico-formel. Si, depuis l’invention de la charrue, il y a toujours eu coévolution de l’homme et de l’artefact, la révolution numérique, en nous rendant dépendants des machines, déterritorialise l’homme de son environnement et même de son propre corps, et le contraint à fonctionner de manière segmentée, comme une machine. Car, loin que le cerveau fonctionne comme un ordinateur (idéologie erronée véhiculée par l’apologétique technoscientifique), il est une « machine biologique » complexe qui « se sculpte », c’est-à-dire qui se transforme en permanence en fonction de ses interactions avec son environnement. Or, pour la première fois dans la longue liste des révolutions/inventions techniques, le numérique « disloque » nos connexions cérébrales : « un cerveau qui manipule essentiellement des informations disponibles de manière numérique voit ses fonctions progressivement remplacées par un simple mécanisme on-off."(Miguel Benasayag, Cerveau augmenté, homme diminué)


MICHAEL CONNELLY
série Harry Bosch




KEIGO HIGASHINO
Le nouveau


ANNA-MARIA ORTESE
Les Petites Personnes
En défense des animaux et autres écrits


"Torturer ou tuer la vie vivante, c’est se mettre du côté de la non-vie, du côté des cavernes ou des apocalypses. Qui aime vraiment l’homme l’aime tout entier, avec ses oiseaux et ses racines de rêve."


ROMY HAUSMANN
Chère petite

MARIA HUMMEL
Le musée des femmes assassinées

 


JOHN WILLIAMS
Butcher's Crossing

« Il ne se souvenait plus de l’ascension laborieuse ni de l’étendue désertique qu’ils avaient parcourue, suants et assoiffés, ni de Butcher’s Crossing, où il avait débarqué seulement quelques semaines auparavant. Ce monde lui parvenait vaguement, par intermittence, comme caché dans un rêve. Il avait passé dans cette vallée la seule partie de sa vie qui importait, et quand il la contemplait – plate et jaune, avec ses hauts murs rocheux boisés de pins, dont le vert foncé se mêlait au rouge doré flamboyant des trembles changeants, surmontée du bleu intense du ciel calme –, il lui semblait que les contours ondoyaient devant ses yeux, que son regard même modelait le paysage, qui à son tour déterminait sa propre existence. Il ne pouvait s’imaginer ailleurs que là où il était. "


"Andrews voyait désormais parfaitement la harde. La robe terre d’ombre des bisons contrastait nettement avec le jaune-vert pâle de l’herbe, mais se mêlait à la teinte plus sombre de la forêt de pins, sur le versant escarpé en arrière-plan. La plupart se reposaient sur l’herbe douce de la vallée – de simples bosses, semblables à des pierres, sans individualité ni forme particulière. Quelques-uns pourtant se tenaient au bord du troupeau comme des sentinelles, d’autres broutaient nonchalamment et d’autres encore restaient immobiles, leur énorme tête poilue courbée entre leurs jambes de devant, dont la longue fourrure emmêlée empêchait de distinguer le galbe. Un vieux mâle portait sur les flancs d’épaisses cicatrices, visibles de loin. Un peu à l’écart des autres animaux, il était tourné vers les hommes à l’approche, tête baissée, ses cornes incurvées, de la couleur de l’ébène, brillant au soleil, lumineuses contre la toison noire qui pendait sur son front. Il ne bougeait pas. "


TAYLOR BROWN
Le Fleuve des rois

"Le fleuve est lourd, enflé par les orages. Il déroule dans la terre son cours luisant comme un long muscle noir, un serpent qui ondule, erratique, sous la voûte des feuillages déjà clairsemés des bouleaux noirs et des cyprès bordant ses rives. Les deux frères restent un moment immobiles au-dessus des flots, silencieux, puis ils chargent les kayaks bleu et rouge sur leurs épaules et vont les disposer sur la vieille cale de mise à l’eau au ciment éraflé, qui ressemble à de la pierre ancienne. "


TAYLOR BROWN
Les Dieux de Howl Mountain

 "Les jours étaient de plus en plus courts, et les derniers rayons rasaient les sommets à l’ouest. Le paysage s’adoucit, moins raide au fil de la descente. Les routes se teintèrent de ce rouge issu de la longue faille d’argile qui coupait les deux Caroline en diagonale, élément vital des champs de tabac et de coton, né de la désagrégation progressive de massifs préhistoriques. Le ciel s’obscurcit. Une fine lame de lune se leva. "


TAYLOR BROWN
La poudre et la cendre


 "Le garçon coinça le cuir craquelé de sa botte dans l’étrier, un arceau tordu taillé dans le fer rouge par un forgeron écervelé. Du moins c’était l’histoire que les hommes lui avaient racontée. Ils lui en avaient raconté tellement, le soir au-dessus du feu, leurs visages rougis par les flammes, démoniaques, les braises volant autour d’eux comme des mouches brûlantes. Le garçon les croyait toujours. Il ne croyait pas aux faits, aux noms, aux scènes. Mais à leurs intentions, c’était à cela qu’il croyait. Il y avait de la foi dans leurs yeux de charbon et d’argent, de l’acier ondoyant dans l’obscurité. "


VALERE NOVARINA
Devant la parole

"Voici que les hommes s'échangent maintenant les mots comme des idoles invisibles, ne s'en forgeant plus qu'une monnaie : nous finirons un jour muets à force de communiquer ; nous deviendrons enfin égaux aux animaux, car les animaux n'ont jamais parlé mais toujours communiqué très-très bien. Il n'y a que le mystère de parler qui nous séparait d'eux. À la fin, nous deviendrons des animaux : dressés par les images, hébétés par l'échange de tout, redevenus des mangeurs du monde et une matière pour la mort. La fin de l'histoire est sans parole."


ALAIN DAMASIO
Scarlett et Novak

 "Novak court. Le quai est désormais désert. La pluie insiste. Les pavés sont luisants et ses baskets couinent de trouille. Il court avec des foulées de 2,02 mètres, à une fréquence de trois foulées par seconde, soit 22,1 kilomètres par heure. Son rythme cardiaque vient de monter à 160 battements par minute, sa sudation frôle les 2 millilitres par centimètre carré de peau. C’est son brightphone qui lui scande tout ça, sans écouteurs, par conduction osseuse.

– Novak, tu viens de battre ton record de fractionné. Veux-tu tweeter la nouvelle à tes amis ? le prévient son appareil.
– Derrière, ils sont à combien ?
– Tes concurrents sont à 160 mètres derrière toi. Souhaites-tu définir une ligne d’arrivée virtuelle ? Je te propose le Pont Vinci.
– C’est pas… des concurrents… Scarlett.


KEITH McCAFFERTY
La Vénus de Botticelli Creek
Le baiser des Crazy Mountains

"Sean sifflote tandis qu’il s’avance dans la Yellowstone River, à l’est de Livingston. L’éclosion de phryganes qu’il attendait n’a pas eu lieu et il a noué une Madonna, une grosse mouche streamer confectionnée avec deux bandes de poils roux de lapin censées imiter les pinces d’une écrevisse. Il tente sa chance, puis, après quelques lancers infructueux, remplace la Madonna par son joker, une mouche de sa conception en plumes de marabout dont Sam s’est attribué la paternité et qu’il vend dans sa boutique, sous l’appellation Sam’s Skinny Minnow1. Celle-ci est noire avec des reflets olive et leurre une truite de quarante-cinq centimètres bien dodue. Sean la ramène au bord en la laissant se défendre un peu, puis la décroche, la relâche et la regarde plonger dans les profondeurs de la rivière. Stranahan n’a plus guère envie de pêcher. Il accroche l’hameçon de sa mouche à un anneau de sa canne et s’assied sur un tronc confortable. "


HEINE BAKKEID
Rendez-vous au paradis

"Au-dessus d’un visage étroit au teint clair, presque rose, il a les cheveux gris, un dégradé court avec un épi sur le côté, qui n’est pas sans rappeler l’architecture du commissariat. Sa bouche est anormalement petite, avec des lèvres pleines, on dirait ces poissons, là… les gouramis embrasseurs."


GRAIG JOHNSON
Une évidence trompeuse

"J'essayais de me rapeler combien de fois je m’étais accroupi sur le macadam pour déchiffrer des signes, mais je savais que c’était la première fois que je le faisais à Hulett. Situé dans le coin nord-est des Black Hills dans le Wyoming, Hulett est surtout connu pour être le lieu où se trouve Devils Tower. Je contemplai l’asphalte, où les petits cailloux brillaient, encore mouillés après l’averse du matin, et soupirai. Avec l’avènement de l’ABS, il était vraiment difficile d’estimer correctement la vitesse d’un véhicule impliqué dans un accident, plus encore par temps de pluie. — Tu vois quelque chose ? Je repoussai mon chapeau sur ma nuque et me tournai vers le grand Indien appuyé contre la portière de Lola, sa Thunderbird bleu ciel de 1959, d’après laquelle avait été nommée ma petite-fille. — Et si tu venais jeter un coup d’œil toi-même ? Imperturbable, Henry Standing Bear continua à examiner le gros volume qu’il tenait entre ses mains. — Je suis en vacances. "


DON DELILLO
Le silence

"J’ignore de quelles armes usera la troisième guerre mondiale mais la quatrième se fera à coups de bâtons et de pierres." Albert Einstein

"Quelque chose se produisit alors. Sur l’écran, les images se mirent à trembler. Rien à voir avec l’habituelle distorsion visuelle, le phénomène était doté de profondeur, il produisait des motifs abstraits qui pulsaient en rythme jusqu’à fusionner pour produire une série de formes sommaires qui avaient l’air de se projeter en avant puis de reculer. Des rectangles, des triangles, des carrés."


 

JAVIER CERCAS
Terra Alta


"Jusque-là, la nuit a été tranquille, comme d’habitude. À cette heure avancée, il ne reste presque personne au commissariat et, alors que Melchor éteint les lumières, ferme le bureau et descend l’escalier désert tout en enfilant sa veste, la quiétude des lieux est si compacte qu’elle lui rappelle ses débuts ici, en Terra Alta, lorsqu’il était encore accro au grand tumulte de la ville et que le silence de la campagne le maintenait éveillé, ce qui lui valait des nuits d’insomnie qu’il surmontait grâce aux somnifères et à la lecture de romans. Ce souvenir lui restitue une image oubliée : celle de l’homme qu’il était quatre ans plus tôt, à son arrivée en Terra Alta ; il lui restitue aussi une certitude : cet individu-là et lui sont désormais deux personnes différentes, aussi opposées qu’un malfaiteur et un homme qui respecte la loi, comme peuvent l’être Jean Valjean et M. Madeleine, le héros dédoublé et contradictoire des Misérables, son roman préféré. "


NASTASSJA MARTIN
croire aux fauves

"Car je fus, pendant un temps, garçon et fille, arbre et oiseau, et poisson perdu dans la mer." Empédocle, De la nature, fragments.

"Ce jour-là, le 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête, qui en se confrontant ouvrent des failles sur leur corps et dans leur tête. C’est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l’actuel ; le rêve qui rejoint l’incarné."


NIKLAS NATT OCH DAG
1794

"Il inspira à fond la brise fraîche. « Voilà le secret de Barthélemy, Erik, que j’ai appris il y a quelques jours déjà. Le plus important marché aux esclaves des Antilles se trouve en territoire suédois. Nous offrons là un port franc, sans frais pour le vendeur, et juste une petite taxe d’exportation pour l’acheteur. La situation n’a jamais été meilleure : les Anglais ont déclaré la guerre aux Français, avec les Hollandais de leur côté. Nous sommes le seul port neutre des Indes occidentales, et les bateaux négriers en provenance des côtes africaines n’ont nulle part ailleurs où aller."


NIKLAS NATT OCH DAG
1793

"Cardell était sur le pont du Patriote dans la brume matinale, le 17 juillet, quand l’avant-garde de la flotte signala que l’ennemi était en vue. Une demi-heure plus tard, Cardell vit de ses propres yeux les mâts surgir de la brume à l’est, et sentit au ventre les premiers aiguillons de la peur. Les lignes des deux camps étaient à égalité : dix-sept navires russes contre tout juste une vingtaine de suédois. « Bon sang, ça allait être mon premier combat, Winge. En mer, tout est atrocement lent. Dès que les flottes s’aperçoivent, les manœuvres commencent, on guette les vents et les courants pour s’approcher suffisamment, puis se mettre en ligne de bataille, le flanc tourné vers l’ennemi, afin de laisser libre jeu aux canons. Sur commande, on tire, on tire, et on tire encore. Tout ce qu’on voit, c’est par les sabords, quand les pièces sont reculées pour être purgées et rechargées avec une nouvelle gargousse et un nouveau boulet. Dans le meilleur des cas, ce sont des vagues rougies de sang charriant des débris, dans le pire des cas une ligne de canons prêts à ratiboiser nos ponts. Nous servons autant de cible que nos adversaires. C’est horrible. Les boulets qui ne portent pas rebondissent sur le bois en secouant tout le navire. Des éclats de bois s’enfoncent dans les chairs et les os comme dans du beurre frais. »"


CHRISTIAN PRIGENT
Chino au jardin

"Voilà pourquoi, quelque vert qu’il soit, sa couleur est pour Chino le rouge. Non le rouge du sang des poulets qu’on y a décapités pour manger leurs cuisses cuites dedans. Ni de celui des lapins sur place énucléés pour qu’après la vidange ils soient à la moutarde exsangues et que leurs pattes blanches clouées au chambranle nous montrent de près ou de loin blêmir ou rougir nos destins. Le rouge de ce jardin ne colorie pas le détail des choses ou des plantations. Ce n’est ni le pourpre des pivoines, ni le carmin saoulant des pavots, ni le vermillon démoniaque des dahlias, ni même le rose de sexe replié au plus secret des fleurs du pommier. C’est le rutilement en soi des chaleurs de la chair dans ses fureurs révolutionnaires parfaites en drapeau : tout ce dont est capable un jardin timide quand y pleuvent en gouttes les cerises, s’y irritent d’orties des peaux, s’y exaspèrent des envies de tout asticoter de tout pour l’exciter, y rubiconde sans pudeur au soleil la gourmandise de lui-même qui fait que le monde salive. "

La page Christian Prigent sur Lieux-dits


SEBASTIEN DOUBINSKY
La comédie urbaine

"Le bonheur des autres est l’arme la plus dévastatrice que l’humanité ait inventée et la « poursuite du bonheur » l’idéologie la plus meurtrière jamais élaborée, juste après les religions."


JEAN-LUC NANCY
Un trop humain virus

"C’est aussi pourquoi il (le virus) fait paraître dans un jour plus cru que jamais les écarts aggravés et injustifiables entre régions, pays, classes et couches d’un monde qui en devenant plus intra-connecté devient aussi plus écartelé, déchiré par sa propre croissance exponentielle."

"Le coronavirus en tant que pandémie est bien à tous égards un produit de la mondialisation. Il en précise les traits et les tendances, il est un libre-échangiste actif, pugnace et efficace. Il prend part au grand processus par lequel une culture se défait tandis que s’affirme ce qui est moins une culture qu’une mécanique de forces inextricablement techniques, économiques, dominatrices et le cas échéant physiologiques ou physiques (pensons au pétrole, à l’atome)."

"Nous comprenons très bien que la vie n’est pas le maintien d’une inertie mais le risque d’une existence. En revanche, ce que nous ne supportons pas, c’est que des promesses de confort, des assurances de maitrise, des savoirs et des pouvoirs de haute précision développent une humanité asservie à une puissance réservée à quelques-uns et nuisible au plus grand nombre. Une humanité privée d’esprit, privée du sens que pourtant elle porte en elle : le sens de l’existence exposée à elle-même, à sa propre chance et à son sort ."

 


RAGNAR JONASSON
La dernière tempête

JORN LIER HORST
Le code Katharina


BEATRICE COMMENGE
Alger, rue des Bananiers

"Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner." GEORGES PEREC

"Le hasard m’avait fait naître sur un morceau de territoire dont l’histoire pouvait s’inscrire entre deux dates, comme sur une tombe: 1830?-1962. Tel un corps, l’Algérie française était née, avait vécu, était morte. Le hasard m’avait fait naître sur les hauteurs de la Ville Blanche, dans une rue au joli nom?: rue des Bananiers. Dans la douceur de sa lumière, j’avais appris les jeux et les rires, j’avais appris les différences, j’avais aimé l’école Au Soleil et le cinéma en matinée, j’avais découvert l’amitié et cultivé le goût du bonheur."


"Sur les étagères de la bibliothèque, les titres dansent devant mes yeux, jusqu’au vertige. À côté des cinq gros volumes j’ai trouvé un petit livre très mince, publié en 1958 : La Question, d’Henri Alleg. À l’intérieur j’ai eu la surprise de découvrir un vieil article signé Jean-Paul Sartre et publié par le « Centre d’informations et de coordination pour la défense des libertés et de la paix », un article si retentissant qu’il avait entraîné la saisie de certains journaux (cela, je le lis sur une note, rédigée au crayon, en marge du texte). Je me demande à quelle date Louis a glissé cet article entre les pages du livre (la petite note au crayon n’est pas de sa main). Quant au livre lui-même, censuré dès sa parution, j’ignore quand Louis se l’est procuré, j’ignore quand ses yeux l’ont lu. Clandestinement, le livre s’était imprimé – et vendu – à cent cinquante mille exemplaires. La Question faisait peur, La Question donnait vie, donnait vue, à un mot, un mot vague, de ce vague qui apaise les consciences : torture. Dans le livre, l’homme est là, présent, il est cet homme qui écrira le livre, qui choisira les mots pour raconter ses journées de torture. "


JAKUB ZULCZYK
Eblouis par la nuit

“Or nous sommes en Pologne, un pays où chacun veut arnaquer son voisin, un pays où, pour chaque billet de banque, il y a trois personnes prêtes à le chourer, un pays où, il n’y a pas si longtemps, les gens bouffaient de la terre, des oignons dénichés au marché noir et des saucisses de gencives bovines. Des phénomènes tels que l’amitié sont foutrement rares, ici, et la simple camaraderie peut s’évanouir pour quelques billets.”


CARSON McCULLERS
L'horloge sans aiguilles

"Hébété de fatigue, l’esprit vide, Malone s’enfonça dans le crépuscule de novembre. Un pivert éclatant becquetait avec un bruit creux un poteau télégraphique. Seul le pivert troublait le silence de l’après-midi. "


CARSON McCULLERS
Frankie Adams

"C’est arrivé au cours de cet été si vert qu’on en devenait fou. Frankie avait douze ans. Elle n’était membre de rien, cet été-là. Elle ne faisait partie d’aucun club, ni de quoi que ce soit au monde. Elle se sentait sans aucune attache, et elle rôdait autour des portes, et elle avait peur. "


SEYHMUS DAGTEKIN
De la bête et de la nuit

"Quel monstre sortira de la nuit quand nous aurons peint
les eaux en noir et les forêts en bleu"

"Écoute le son devenir clé et ouvrir les champs "  

"La mort, c’est quand je crie ton nom à tue-tête
Et que tu ne m’entends pas 

De tout ce que le fleuve charrie
De cela sera fait le poème
De cela sera l'être
Entre bête et nuit "

note de Jean-Claude Leroy

La page Seyhmus Dagtekin sur Lieux-dits


CARSON McCULLERS
Reflets dans un oeil d'or

"Il existe dans le Sud un fort où, voici quelques années, un meurtre fut commis. Les acteurs de ce drame furent deux officiers, un soldat, deux femmes, un Philippin et un cheval. "


CARSON McCULLERS
Le chasseur solitaire

"La rue était déserte : c’était un dimanche, en fin de matinée, et il faisait très chaud. Le chariot grinçait et bringuebalait. Bubber ne portait pas de chaussures, et le trottoir lui brûlait les pieds. Les ombres trop courtes des chênes verts donnaient une fausse impression de fraîcheur. "

"Patterson le guida vers le manège partiellement recouvert. Dans la lumière de l’après-midi finissant, les chevaux de bois immobiles offraient une vision fantastique. Ils caracolaient sur place, percés de leurs barres aux dorures ternies. Le cheval le plus proche de Jake avait la croupe fendue et hérissée d’échardes, et des yeux aveugles, frénétiques, avec des lambeaux de peinture écaillée autour des orbites. Le manège inerte semblait sortir d’un rêve d’alcoolique. "


PATRICK AUTREAUX
Quand la parole attend la nuit

"Un soir de garde, il s’est souvenu du perroquet. C’était presque un rêve, ç’aurait pu en être un. Les souvenirs anciens ne paraissent-ils pas comme des rêves ? L’oubli les a morcelés et agglomérés en des mosaïques étranges et familières, des petits royaumes de fragments bordés de nuit."

"Peut-être qu’en certains êtres se prolonge encore la très ancienne guerre qui eut lieu à l’aube de l’Histoire entre les nomades et les paysans. Entre ceux qui cherchent les étendues du possible et ceux qui préfèrent les terres ratissées. Chaque homme rejoue-t-il cette lutte en des âges différents de sa vie ? "


ELITZA GUEORGUIEVA
Les cosmonautes ne font que passer

"Ton grand-père est communiste. Un vrai, te dit-on plusieurs fois et tu comprends qu’il y en a aussi des faux. C’est comme avec les Barbie et les baskets Nike, qu’on peut trouver en vrai uniquement si on possède des relations de très haut niveau. Les tiennes sont Fausses. Les Barbie, tu t’en fous, sauf que Constantza en a une vraie et ça te rend un peu furieuse.
Constantza a un autre grand avantage : elle a une mère en Grèce alors que la tienne reste à la maison. De ce fait découlent quelques autres, de plus en plus déplaisants :
a) elle peut voyager à l’étranger,
b) elle a un éléphant doré et surtout
c) une vraie Barbie.
Une chose te rassure dans ces moments de tristes constats : à l’âge de sept ans, elle n’a aucun idéal précis ni aucune vocation noble comme toi. Iouri Gagarine, elle s’en fout, elle se contente de jouer avec sa vraie Barbie et son faux grand-père qui n’est même pas communiste."


JULIA GLASS
Une maison parmi les arbres

" Il lui tendit son carnet de croquis à travers la grille. Elle s’en empara avec hésitation, ne saisissant pas le sens de ce geste. Puis elle comprit qu’il voulait qu’elle compare ses dessins avec les illustrations du livre. Celles-ci étaient, elle se devait de le reconnaître, pleines de grâce et d’une noirceur séduisante. Ni niaises ni maladroites comme dans l’art condescendant de tant de livres pour enfants. Elle pivota à nouveau la tête et dit :
- Je ne sais pas pourquoi vous vous acharnez. "

"- Ma mère pleure chaque fois qu’elle voit ce tableau de saint François, a repris Merry. Il est magnifique, bien sûr, mais à mon avis, ce qu’elle y voit, c’est l’occasion qu’elle a ratée de se convertir pour mon père, de devenir la bonne épouse catholique. Cela dit, jamais elle ne l’avouerait.
- De quel tableau s’agit-il ? a demandé Nick.
- L’énorme Bellini. Elle a reculé sa chaise, s’est levée et a pris une pose de béatitude, bras écartés, paumes ouvertes, les yeux dirigés vers le plafond.
- Le tableau représente tout un cosmos tourné vers lui-même, chaque feuille, chaque fleur et nuage étant un minuscule chef-d’œuvre. Comme si le peintre pointait tout en même temps et disait, Dieu a créé ça et ça et, t’y crois mec, même ça ! (Elle a regardé Tomasina.) Vous vous rappelez l’âne ?
- Oui. Morty adorait cet âne.
- Maintenant que vous le mentionnez, a dit Merry, j’ai l’impression que c’est grâce à lui que je me suis intéressée à ce tableau. Bien que nous ne l’ayons jamais vu ensemble."


Giovanni Bellini
L'Extase de Saint-François. Huile sur bois. 1480-1485


ROGER LAHU
Petit traité de l'art délicat d'écaler les oeufs durs

"Soir d'automne orageux, ciel dans des gris très sombres et des noirs profonds et dans une trouée plus claire une demi-lune parfaitement écalée. Chapeau l'écaleur de cette demi-lune, beau boulot ! Puis plus rien qu'un conglomérat charbonneux de nuages de plus en plus noirs."


BENJAMIN WHITMER
Les dynamiteurs

"C'est dans les nuits sans sommeil que je pense à Denver.
Celles que vous passez quand vous grimpez dans un train de marchandises vide qui quitte l’Oklahoma, avec la poussière rouge qui danse sur le plancher, virevolte et défile en cyclones, et que votre présence insomniaque crée un silence tourmenté, terrorisé, qui se propage comme un cancer aux autres vagabonds. Ou quand vous vous trouvez dans la mangeoire d’un wagon à bestiaux qui traverse le Texas et que vous êtes sur le point de tourner maboule à cause du beuglement des longhorns, alors vous sautez à terre et vous restez éveillé jusqu’à l’aube, à l’abri de la pluie dans la cabane de chiotte au toit qui fuit de je ne sais quelle maison ravagée par les flammes. "

" Ma tête se mit à palpiter de noir tant ce monde était immense, disjoint et vide. "


BJÖRN LARSSON
Le choix de Martin Brenner

"C’est le dilemme, n’est-ce pas, si on essaie d’être humain, de veiller à ne pas tomber dans la même bassesse et le même absolutisme que ses adversaires. C’est frustrant, car parfois on a seulement envie de répliquer sur le même ton et de casser la gueule à son interlocuteur. En tout cas, s’enterrer dans des tranchées n’est certainement pas la voie à suivre, l’histoire nous l’a suffisamment appris. Il n’y a pas d’autre choix que d’essayer, encore et toujours, de raisonner les mutilés du cerveau et les nocifs, tout en s’efforçant, par la loi et le droit, d’empêcher qu’ils nuisent à autrui. "


BJÖRN LARSSON
la dernière aventure de long john silver

"-Si tu tiens vraiment à le savoir, je couche sur papier ce que cela a été d’être John Silver. Et je t’assure que j’aurais du mal à croire que tout est véridique, si je n’avais pas une certaine connaissance de première main des faits. "

Ramaromanompo siffla d’admiration.
"  Bon sang, tu écris donc ton histoire. Qui l’eût cru ?

-Pas moi, en tout cas.

- Eh bien ça ne me surprend pas. Mais c’est pour cela que tu me plais, tu sais, indépendamment de ce que tu as fait pour mon père. Quoi qu’il en soit, fais attention, comme je te le disais. A trop penser, on finit par ne plus savoir où on en est. Regarde, moi, par exemple : il y a dix ans, j’étais à Oxford et j’étudiais le latin, avec ma toge et un étrange chapeau pour protéger mon cerveau des intempéries. Et aujourd’hui, me voici à moitié nu à régner sur un tiers de Madagascar. Je devrais peut-être moi aussi me mettre à écrire. Les journaux du roi. Mais qui me croirait, Silver ? C’est déjà bien si j’y crois moi-même."


BJÖRN LARSSON
les poètes morts n'écrivent pas de romans policiers

 " J’aimerais que mes cendres soient mélangées à celles de tous les livres pilonnés afin de renaître sous la forme d’une page imprimée. Mais je suppose qu’il existe des dispositions interdisant aux éditeurs défunts de se transformer en pâte à papier, et je me contenterai donc qu’elles soient dispersées sous des arbres ou, mieux encore, dans les eaux de Strömmen, juste au-dessous des fenêtres de mon bureau. "


KEN BRUENS
Munitions

" Il n'y a qu'au sein de la Met que j'ai rencontré l'acceptation ordinaire, institutionnalisée, des abus et de la cécité, de l'arrogance et des préjugés. " Sir Robert Mark, directeur de la police métropolitaine


ARTO PAASILINNA
Petits suicides entre amis

 " Les plus redoutables ennemis des Finlandais sont la mélancolie, la tristesse, l’apathie. Une insondable lassitude plane sur ce malheureux peuple et le courbe depuis des milliers d’années sous son joug, forçant son âme à la noirceur et à la gravité. Le poids du pessimisme est tel que beaucoup voient dans la mort le seul remède à leur angoisse. Le spleen est un adversaire plus impitoyable que l’Union soviétique."

"En attendant qu’il parvienne dans sa zone de pêche, Uula eut tout le loisir de faire sécher ses centaines de milliers de dollars, la nuit, sur le pont avant du bateau. En deux mois, il apprit à parler portugais — ce qui n’a rien d’étonnant, car sa prononciation est étonnamment proche de celle du same. Le portugais dérive du bas latin, le same du brame des rennes. "


ARTO PAASILINNA
La forêt des renards pendus

"Dans la forêt des renards pendus, les pièges se déclenchèrent les uns après les autres, chaque fois que des touristes allemands s’intéressaient d’un peu trop près aux saucisses séchées en plein air. Au fil du temps, soixante vacanciers au total se pendirent dans la tenderie, à la plus grande joie des charognards. On peut aujourd’hui y voir une troupe de squelettes qui, par temps de vent, se balancent en cliquetant au bout de leur nœud coulant. L’hiver, poudrés de givre, ils offrent sur l’écrin de la toundra enneigée un spectacle d’une prodigieuse et surnaturelle beauté. Nul ne peut échapper à leur sortilège, ni oublier jamais l’extraordinaire magie de l’eldorado lapon. "


BARBARA STEIGLER
De la démocratie en pandémie

"Ceci n’est pas une pandémie, et ce n’est pas un « rassuriste » qui le dit. C’est Richard Horton, le rédacteur en chef de l’une des plus prestigieuses revues internationales de médecine : « Covid-19 is not a pandemic. » Il s’agit plutôt d’une « syndémie », d’une maladie causée par les inégalités sociales et par la crise écologique entendue au sens large. Car cette dernière ne dérègle pas seulement le climat. Elle provoque aussi une augmentation continue des maladies chroniques (« hypertension, obésité, diabète, maladies cardiovasculaires et respiratoires, cancer », rappelle Horton), fragilisant l’état de santé de la population face aux nouveaux risques sanitaires. Présentée ainsi, le Covid-19 apparaît comme l’énième épisode d’une longue série, amplifié par le démantèlement des systèmes de santé. La leçon qu’en tire The Lancet est sans appel. Si nous ne changeons pas de modèle économique, social et politique, si nous continuons à traiter le virus comme un événement biologique dont il faudrait se borner à « bloquer la circulation », les accidents sanitaires ne vont pas cesser de se multiplier. "


"Ce qui vaut pour l’aval de la crise sanitaire, aggravée par l’industrialisation des modes de vie, semble valoir aussi pour l’amont de l’épidémie, vraisemblablement déclenchée par une nouvelle zoonose, une « maladie émergente » d’origine animale, liée au franchissement des « barrières d’espèces » profondément fragilisées par les atteintes à l’environnement. L’industrialisation des élevages, couplée à l’accélération des échanges à l’échelle mondiale et à la dégradation de la santé des populations dans les pays industrialisés, produit ainsi toutes les conditions pour que le même type d’épidémie se reproduise régulièrement. Alors que les pouvoirs publics étaient alertés de la multiplication des maladies émergentes, analyser l’épidémie comme un simple aléa naturel témoigne d’une ignorance délibérée des causes environnementales. "

" Car pour ces nouveaux économistes en effet, c’est toujours la déficience épistémique des populations, et jamais celle des pouvoirs dominants, qui est censée expliquer le basculement dans un monde de crises permanentes. Plutôt que de s’interroger sur l’organisation économique et sociale qui à chaque fois conduit à ces crises, l’économie doit se faire « comportementale », c’est-à-dire qu’elle doit viser la transformation des comportements individuels, présentés comme seuls responsables de la situation. "


CARMEN MOLA
La fiancée gitane
Le Réseau pourpre


SAMUEL W. GAILEY
une question de temps

 "Ce ne fut qu’une fois les deux cadavres recouverts d’un drap blanc et chargés dans les ambulances que la jeune femme s’éloigna enfin. Elle avançait d’une démarche inhabituelle – des enjambées lentes et prudentes qui laissaient entrevoir une légère claudication. Elle ne regarda pas en arrière. Lorsqu’elle disparut dans une ruelle transversale, la pluie se calma, le vent diminua enfin, et l’air se figea totalement. "


BAPTISTE MORIZOT
sur la piste animale

"Pister, ici, c’est décrypter et interpréter traces et empreintes, pour reconstituer des perspectives animales : enquêter sur ce monde d’indices qui révèlent les habitudes de la faune, sa manière d’habiter parmi nous, entrelacée aux autres."

"Pister, dans ce sens nouveau, c’est aussi enquêter sur l’art d’habiter des autres vivants, la société des végétaux, la microfaune cosmopolite qui fait la vie des sols, et sur leurs relations entre eux et avec nous : leurs conflits et alliances avec les usages humains des territoires. Centrer l’attention, non sur les êtres, mais sur les relations."

"Être “au grand air”, c’est aussi être sur terre, redevenu terrien, ou terrestre comme dit Bruno Latour. Le grand air qu’on inspire et qui nous entoure, par le miracle ancien de la photosynthèse, c’est le produit des forces respirantes des prairies et forêts qu’on arpente, et qui sont le don des sols vivants que l’on foule : le grand air est l’activité métabolique de la terre. L’environnement atmosphérique est vivant au sens littéral : il est l’effet du vivant et le milieu que le vivant entretient pour lui, pour nous."


AKIRA MIZUBAYASHI
Petit éloge de l'errance

"C’est cet effort d’absence volontaire, de déracinement voulu, de distanciation active par rapport à son milieu qui paraît toujours naturel, c’est donc cette manière de s’éloigner de soi-même – ne serait-ce que momentanément et provisoirement –, de se séparer du natal, du national et de ce qui, plus généralement, le fixe dans une étroitesse identitaire, c’est cela et surtout cela que j’appellerai errance."

" Errer, c’est, selon le trésor de la langue française, « aller d’un côté et de l’autre sans but ni direction précise ». J’ai envie de modifier légèrement cette définition. Errer, c’est plutôt « aller seul, de préférence à pied, d’un côté et de l’autre sans but ni direction précise ». Errer implique en effet l’idée de solitude. C’est pour être seul qu’on décide de s’en aller, de marcher vers on ne sait où. Mais aucun marcheur ne saurait écarter ou supprimer pour toujours et de façon définitive l’idée d’un but à atteindre ou celle d’une direction à prendre. Marcher, c’est marcher nécessairement vers un lieu — acceptable, selon le mot de Raymond Depardon — qui, tôt ou tard, s’emparera de votre esprit."

"La société japonaise dans sa clôture nationale, où s’échange Okaerinasaï comme un mot de reconnaissance réciproque, est en fait toujours animée par ce type de collectivisme communautaire qui rend problématique l’émergence d’êtres singuliers pleinement conscients de leur autonomie individuelle et de leur responsabilité. La manière dont le Japon vit, affronte, gère, assume ou n’assume pas l’après-Fukushima le montre avec toute la force de l’évidence. "

 


EUROPE Jean Genet, Cédric Demangeot

" Parmi les peintres qui lui importent, Cédric Demangeot a plus d'une fois mentionné Paul Rebeyrolle (1926-2005). On ne saurait s'en étonner. Parce qu'elle est la vie même, cette peinture n'a de cesse de se ruer contre ce qui offense la vie. Elle ressent comme un impératif catégorique la nécessité de renverser les conditions dans lesquelles l'homme est un être humilié, asservi, méprisé. Rebeyrolle est un peintre habité par la rumeur du monde et le fracas du temps. Tout ce qu'il exècre et honnit lui inspire des toiles d'une vigueur incomparable. Profiteurs d'avanies, satrapes tortionnaires, potentats du pactole, fricoteurs de copeaux humains, il les livre au feu d'une colère inspirée. Il nous les montre, eux ou leurs victimes, comme disposés dans les cercles d'un Enfer où les corps gémissent, tandis que la peinture exulte. Mais s'il peint le supplice, ce n'est que pour nous voir briser le bras du bourreau. Dans son œuvre chargée d'élan et de rude énergie, la présence de corps pantelants et de créatures malmenées n'a jamais cessé d'inscrire l'empreinte indélébile de la cruauté, du tragique, de la mort. Mais il n'est pas de toile où le génie du peintre n'ait eu la force d'arracher l'intolérable au vertige du morbide. De sorte que l'on pourrait être tenté de dire à propos de Rebeyrolle, mais aussi bien à propos de la poésie de Cédric Demangeot, pareille à « une feuille brûlée d'un seul côté », ce que José Bergamin disait devant l'œuvre de Goya : « La ligne obscure de la mort allume clairement la vie. Et c'est cette marge sombre qui, en "offensant" la vie, l'exprime le mieux. "
Jean-Baptiste PARA


AKIRA MIZUBAYASHI
Mélodie

“La langue française, que j’ai embrassée et faite mienne au cours d’un long apprentissage, est issue de l’âge de Descartes. Elle porte en elle, en un sens, la trace de cette coupure fondamentale à partir de laquelle il devient possible de ranger les vivants non humains dans la catégorie des machines à exploiter. Il est triste de constater que la langue d’après Descartes m’obscurcit quelque peu la vue quand je contemple le monde animalier, si foisonnant, si généreux, si bienveillant de Montaigne."

"Une chose, à ce sujet, est peut-être à noter. Il existe des langues comme le japonais qui conservent des échos, si affaiblis soient-ils, d’une époque lointaine où les hommes, ignorant encore le Code civil, vivant dans la proximité des animaux, croyaient former avec eux une seule et même communauté. Ainsi, alors que le français réserve aux humains l’usage de substantifs comme visage, bouche, nez, pied et celui du verbe accoucher par exemple, le japonais a recours à ces termes et pour les humains et pour les bêtes sans tracer entre eux une ligne de démarcation tranchée. "

" Le Chien de Goya, dans sa facture abstraite extrême, fait preuve d’une étrange puissance d’interrogation pour tous ceux qui contemplent, de près ou de loin, le paysage à la fois dévasté et dévastateur de l’après-11 mars de Fukushima où l’agonie des bêtes semble dénoncer en silence le scandale des hommes se vautrant dans la fange du mensonge."

 

 

Le Chien, Francisco Goya 1819-1823


 

E.M. FORSTER
Avec vue sur l'Arno

"La beauté vive de ce samedi après-midi succédait à des pluies abondantes et l’on y sentait comme un esprit de jeunesse, encore que ce fût maintenant l’automne. La grâce triomphait partout ; les autos, en traversant Summer Street, ne soulevaient qu’un petit nuage de poussière et leur puanteur, dispersée par le vent, était trop tôt remplacée par l’odeur des bouleaux mouillés et des pins. Mr Beebe, s’abandonnant aux douceurs de l’existence, était accoudé à la grille de son presbytère. "


ANNA MARIA ORTESE
La douleur du chardonneret

"Puis, elle ajouta (mais qui eût songé à le mettre en doute ?) que le chardonneret de la maison était mort le jour même. Elle-même aussi bien que Teresa avaient oublié de lui changer l’eau et de lui donner sa ration de millet ; elles l’avaient oublié pendant deux jours, et voilà : il était mort. On l’avait trouvé au matin, les pattes en l’air, près de la petite porte. Elles l’avaient immédiatement offert au chat du jardinier, mais le chat (par solidarité sans doute) n’en avait point voulu."


DAVID VANN
Le bleu au-delà


" MA mère m’a donné naissance sur l’île d’Adak, un petit amas de rochers et de neige loin dans l’archipel des Aléoutiennes, au bord de la mer de Béring. Mon père servait deux ans comme dentiste dans la Navy ; il avait choisi l’Alaska car il aimait la chasse et la pêche, mais manifestement il ne connaissait rien d’Adak au moment où il avait rempli sa demande d’affectation. Si ma mère avait su, elle aurait raturé elle-même le dossier. Avec suffisamment d’informations entre les mains, elle ne prenait jamais la mauvaise décision. "


JACQUES RANCIERE
Les mots et les torts

Dialogue avec Javier Bassas

"La démarche égalitaire n'est pas celle qui cherche à combler le fossé, mais celle qui remet en question la topographie même qui lui donne lieu. Il s'agit de construire, par l'écriture, la scène d'égalité entre des blocs de langage qui sont normalement considérés comme appartenant à des sphères différentes.
Cela veut dire que l'écriture n'est pas un instrument qui sert à transmettre de la pensée. C'est un travail de recherche qui produit de la pensée. "


"Il n'y a en fait rien à « comprendre » dans mes textes. Ce qu'il faut, c'est seulement accepter de bouger avec. Je procède par des déplacements qui essaient d'opérer des nouveaux rapports entre sens et sens. C'est un nouveau paysage du sensible et du pensable. Le problème n'est pas que le destinataire « comprenne » - au sens de s'emparer du sens qu'il y a derrière les mots - le sens de ce que je veux dire. La question n'est pas ce que ça veut dire, mais ce que ça lui dit. La question c'est que la ou le destinataire puisse s'inscrire à son tour dans ce paysage, ce qui ne signifie pas qu'elle ou il comprenne le sens de tous les mots, ou ce qu'il y a dans la tête du penseur. En fait, il n'y a « rien » dans ma tête, rien d'intéressant en tout cas. Ma pensée est entièrement dans mes phrases, dans mes livres. Il n'y a rien dans ma tête que je cache dans ce que je dis. La question est de savoir si la ou le destinataire acceptera de bouger avec le texte, d'en faire quelque chose, de s'inscrire dans ce paysage de pensée anonyme et d'y tracer des chemins propres."

 "Comme vous l'avez rappelé, ça arrive tous les jours : il y a un discours officiel, un discours gouvernemental, un discours médiatique qui expliquent pourquoi les choses sont comme elles sont et ne peuvent pas être autrement. Et puis il y a des gens qui se mettent à défiler dans la rue, à crier des mots dissonants qui vont être interprétés par le discours dominant comme étant du bruit, des cris, des sons qui ne construisent rien. La politique, telle que je l'entends, est alors une activité menée par ceux et celles qui peuvent articuler cette querelle dans un langage qui s'adresse à tous les humains ou qui peut être compris par tous les humains. Par là on retrouve la deuxième définition de la politique, à savoir, qu'il y a des êtres qui ont la capacité d'être le sujet de l'action et l'objet d'une même action."

"Derrière la distinction écriture philosophique/ écriture littéraire, il y a pour moi une opposition plus fondamentale entre deux manières d'utiliser la langue : la rhétorique qui cherche à provoquer la conviction ou le consentement, et la poétique qui cherche à produire une nouvelle manière de sentir. "

La page Jacques Rancière sur Lieux-dits


 

Compagnies de Mathieu Riboulet
Gwenaelle Aubry, Paul Audi, Patrick Boucheron, Jean-Louis Comolli, Maylis de Kerangal, Martin Hervé, Michel Jullien, Marie-Hélène Lafon, Marielle Macé, Jean-Claude Milner, Simone Perez, Christophe Pradeau, Olivier Séguret.

Patrick Boucheron: "Car la langue frappe juste quand elle dit porter le regard. Elle dit la peine qu’il faut pour se porter à regarder, elle dit ce qu’il faut de travail honnête et probe pour donner à voir, par l’écriture, la part du monde qu’on a su hisser à la force de ses yeux – et que ça pèse, et que ça craque, et que tout cela trame la prose noueuse et douce de Mathieu Riboulet, ce grand calme de l’exactitude souveraine où s’entend pourtant si bien le bruit du temps, quand il pèse et qu’il craque comme du bois mort. "


MATHIEU RIBOULET
Les Portes de Thèbes
Eclats de l'année deux mille quinze


"À l’heure du décompte, penser non plus aux comptes non réglés avec les ancêtres mais à tâcher de reprendre contact avec eux, ne serait-ce que pour leur dire qu’on vient de pénétrer dans la zone incertaine, chaotique, fragmentée, mais au fond presque familière, comme si on l’avait arpentée dans une vie antérieure, qui forme une sorte de sas entre la vie que l’on a eue et celle qu’on n’aura plus."


ADRIAN McKINTY
Une terre si froide
Dans la rue j'entends les sirènes
Ne me cherche pas demain


BARBARA KINGSOLVER
Des vies à découvert

"Après le non final vient un oui,
Et de ce oui dépend le monde futur."
Le Barbu bien habillé, WALLACE STEVENS

" « Le plus simple serait de la raser, déclara l’homme. Cette maison est un vrai foutoir. »
Face à ce verdict, elle eut comme un bourdonnement dans les oreilles : une meute de paysans menacés, pierres aux poings, affrontant l’expulseur. Mais cet homme était entrepreneur. Willa l’avait fait venir, elle pouvait le renvoyer."

 


GUILLAUME VISSAC
coup de tête

 "Quand on me demande, comme ça, ce que j’écris, voilà ce que je réponds le plus souvent : c’est l’histoire d’un mec qui a perdu sa main et qui veut la retrouver. J’ai rien à dire de plus. On me répond pas non plus."

"Les jours de marché chlinguent autrement, même le matin, avant chaleur. Je les entends plaquer l’étal, racler tréteaux. Des fois ça sent la soupe, ça sent la mer. Ces matins-là je rêve pas, je bouffe, sans pour autant ouvrir un œil, bouger un pied. Salive chargée de ces goûts-là qui pèsent que dalle. Au moins, je me dis, je risque pas de les gerber dans la foulée."

 "Je demande ma route aux quelques corps heurtés quand il y en a. Ils m’indiquent droite, gauche, me disent qu’ils savent que dalle. Je cherche le nom de la rue comme un sésame caché qu’on saurait même pas dire. Je tourne en rond comme coquille vide dans le labyrinthe de la vraie ville. Je marche en gros comme je dors, je remarque : enroulé sur moi-même. Suis les rails, mon cul : j’y crois plus. Je crois plus aux conseils qu’on donne maquillés comme des ordres. Je crois plus qu’au ciment sous mes pompes, à l’horizon qui ondule et qu’on attrape jamais."


HARTMUT ROSA
Rendre le monde indisponible


"Voici mon hypothèse de travail : dans la mesure où nous, membres de la modernité tardive, visons, sur tous les plans cités – individuel, culturel, institutionnel et structurel –, la mise à disposition du monde, le monde nous fait toujours face sous forme de « point d’agression », ou de série de points d’agression, c’est-à-dire d’objets qu’il s’agit de connaître, d’atteindre, de conquérir, de dominer ou d’utiliser, et c’est précisément en cela que la « vie », ce qui constitue l’expérience de la vitalité et de la rencontre – ce qui permet la résonance –, que la « vie », donc, semble se dérober à nous, ce qui, à son tour, débouche sur la peur, la frustration, la colère et même le désespoir, qui s’expriment ensuite entre autres dans un comportement politique impuissant fondé sur l’agression."

"Pour résumer l’argument que j’aimerais développer ici, ma thèse est que ce programme de mise à disposition du monde, imposé institutionnellement et fonctionnant, culturellement, comme une promesse, non seulement ne « fonctionne » pas, mais bascule littéralement en son contraire. Le monde rendu disponible sur les plans scientifique et technique, économique et politique semble se dérober et se fermer à nous d’une manière mystérieuse ; il se retire, devient illisible et muet, et plus encore : il se révèle à la fois menacé et menaçant, et donc au bout du compte constitutivement indisponible. Le symptôme manifeste de cette évolution est que, dans la culture de la modernité tardive, le « monde » apparaît de manière prédominante comme environnement ou comme le « global » de la globalisation politico-économique. Ce qui domine, dans le premier aspect, c’est alors la perception de la « destruction de l’environnement », dont les conséquences nous menacent de plus en plus. Mais les choses ne paraissent pas différentes quant au second aspect : la globalisation signale aujourd’hui, dans le discours politique, la perception d’un extérieur chaotique, périlleux, incontrôlable, qui exerce une pression dangereuse sur l’espace délimité de notre univers familier et contre lequel protectionnistes et militaristes promettent de nous préserver à l’aide de murs et de clôtures, de barrières douanières, mais aussi de dispositifs de télésurveillance et de tir automatique. Le monde devient ainsi à la fois ce qui subit une menace inquiétante et ce qui menace de manière inquiétante – or cela est précisément le contraire du disponible ; le monde apparaît comme indisponible. "

 


"La modernité a rendu le monde disponible d’une manière incomparable et dans une mesure inconcevable. Nombre d’indices suggèrent que la libido, le désir « brûlant », l’ardente espérance déclinent dans la société contemporaine, si bien que certains observateurs parlent déjà d’une ère postémotionnelle et postsexuelle. Mais des indices plus nombreux encore montrent que la frustration et la dépression augmentent, en même temps que la déception, qui s’exprime aussi politiquement, à l’égard du fait que la vie ne tient pas ses promesses, que la société moderne n’apporte pas ce que nous avons espéré. C’est précisément dans les zones de prospérité de la modernité tardive, où la disponibilité économique et numérique atteint une portée sans précédent, que les citoyens en colère (qui jouissent souvent d’une bonne situation) conquièrent les rues et les majorités. Qu’est-ce qui les rend si furieux ? Quelle promesse n’a pas été honorée ? Sur quoi se fonde leur ressentiment généralisé à l’égard du monde ? "

" L’éducation, j’ai tenté de le montrer dans plusieurs publications, est dans le meilleur des cas un processus semi-disponible d’entrée en résonance entre le sujet et le monde, ou encore entre l’enfant et un fragment donné du monde : l’éducation ne se produit pas là où une compétence déterminée est acquise, mais à chaque fois qu’un fragment du monde pertinent sur le plan social « se met à parler », c’est-à-dire lorsqu’un enfant ou un adolescent note tout à coup : Tiens, l’histoire, ou la politique, ou la musique, etc. me disent quelque chose – ils me concernent et je peux m’engager en eux de manière auto-efficace. L’instant adéquat pour que le « déclenchement » s’opère est pratiquement indisponible, il survient le plus souvent à des moments inattendus et anodins, de façon non planifiée. Quant à ce que l’enfant ou l’adolescent fait avec et à partir de ce fragment du monde (le poème, la guerre de Trente Ans, la loi de Kepler), ce qu’il lui dit, cela reste tout autant indisponible. L’éducation est par conséquent en toute certitude un processus de transformation constant, et le sujet se développe au cours de ce processus pour devenir une personne « dotée de sa propre voix » – mais cette voix est indisponible."


4ème de couverture: "Dominer le monde, exploiter ses ressources, en planifier le cours… Le projet culturel de notre modernité semble parvenu à son point d’aboutissement : la science, la technique, l’économie, l’organisation sociale et politique ont rendu les êtres et les choses disponibles de manière permanente et illimitée.
Mais alors que toutes les expériences et les richesses potentielles de l’existence gisent à notre portée, elles se dérobent soudain à nous. Le monde se referme mystérieusement ; il devient illisible et muet. Le désastre écologique montre que la conquête de notre environnement façonne un milieu hostile. Le surgissement de crises erratiques révèle l’inanité d’une volonté de contrôle débouchant sur un chaos généralisé. Et, à mesure que les promesses d’épanouissement se muent en injonctions de réussite et nos désirs en cycles infinis de frustrations, la maîtrise de nos propres vies nous échappe.
S’il en est ainsi, suggère Hartmut Rosa, c’est que le fait de disposer à notre guise de la nature, des personnes et de la beauté qui nous entourent nous prive de toute résonance avec elles. Telle est la contradiction fondamentale dans laquelle nous nous débattons. Pour la résoudre, cet essai ne nous engage pas à nous réfugier dans une posture contemplative, mais à réinventer notre relation au monde."


ALBERT SANCHEZ PINOL
Fungus, le roi des Pyrénées

"En 1888, quand on voulait franchir cette muraille de sommets appelés les Pyrénées, on passait par une vallée étroite au centre de laquelle se tenait un village solitaire, la Vella. Ses habitants étaient des gens bons et humbles, mais une autre sorte d’individus y vivait également : ceux qui préféraient le lucre à la loi, qui empruntaient des chemins de montagne pour éviter frontières et droits de douane, et que tous nommaient les muscats à cause de la couleur violet foncé de leur barretina."

"Quand il pleuvait et que les fungus devaient se nourrir, ils sortaient de la Montagne Trouée et se regroupaient dans une clairière proche pour y recevoir l’eau de pluie. Ils s’unissaient en un groupe compact et créaient une sorte d’île de chair végétale sur l’herbe. Immobiles, unis sous l’eau comme s’ils étaient un seul corps. Alors Le Petit tentait de les rejoindre. Mais les fungus le poussaient avec des centaines de mains et de bras-racines, le repoussaient et l’écartaient. “Tu es un fungus étrange, ne t’approche pas de nous”, lui disaient-ils. Il tentait régulièrement d’entrer dans ce regroupement fongique, cherchait un trou dans la multitude des corps. Mais les fungus regroupés étaient une sorte de structure cuirassée ; ils le chassaient régulièrement : “Non, va-t’en !”"


TRACY CHEVALIER
La brodeuse de Winchester

"Il émanait de lui une atmosphère de coins sombres, de métal oxydé et de mâchoire mal rasée. "


LAURENT VIDAL
Les hommes lents: Résister à la modernité, XVe-XXe siècle


"Mais une telle quête ne pourrait toutefois être complète si elle se contentait simplement d’enregistrer une sismographie des temps forts de cette association entre lenteur et discrimination sociale : il faut déborder ce constat et envisager la lenteur comme une subversion possible de la cadence rapide imposée par le rythme des échanges et du travail – un projet, en somme, de résistance ou de ré-existence, où les lents chercheraient, à tâtons, par des ruptures de rythmes, la voie d’une autre existence possible. Au terme de cette quête, il faudra toutefois accepter que demeure une part d’ombre : c’est dans ce jeu d’ombres et de lumières que les hommes lents nous requièrent. "


Pieter Brueghel l'ancien: Disidia


4ème de couverture: "L’histoire de la modernité est d’abord celle d’une discrimination : en érigeant la vitesse en modèle de vertu sociale, les sociétés modernes ont inventé un vice, celui de la lenteur – cette prétendue incapacité à tenir la cadence et à vivre au rythme de son temps.
Partant d’une violence symbolique et d’un imaginaire méconnu, Laurent Vidal fait la genèse des hommes lents, ces individus mis à l’écart par l’idéologie du Progrès. On y croise tour à tour un Indien paresseux et un colonisé indolent à l’époque des grandes découvertes, des ouvriers indisciplinés dans le XIXe siècle triomphant ; plus proches de nous, le migrant en attente ou le travailleur fainéant restent en marge de l’obsession contemporaine de l’efficacité.
Mais l’auteur révèle avant tout la façon dont ces hommes s’emparent de la lenteur pour subvertir la modernité, à rebours de la cadence imposée par les horloges et les chronomètres : de l’oisiveté revendiquée aux ruses déployées pour s’approprier des espaces assignés, les hommes lents créent des rythmes inouïs, jusque dans les musiques syncopées du jazz ou de la samba. En inventant de nouveaux modes d’action fondés sur les ruptures de rythme – telles les stratégies de sabotage du syndicalisme révolutionnaire –, ils nous offrent un autre regard sur l’émancipation.
Mêlant la rigueur de l’historien à la sensibilité d’un écrivain qui puise aussi bien dans la littérature que dans les arts, cet essai ouvre des horizons inédits pour repenser notre rapport à la liberté.
"



Alphonse Allais, Jules Bailly, André Léo, René de Maricourt, Eugène Pottier, Émile Second, Olivier Souëtre, Michel Zévaco
Demain, la Commune !: Anticipations sur la Commune de Paris de 1871 - Une anthologie (1872-1899)

 "La Commune de Paris, son mythe plus exactement, est en tout cas toujours vivace aujourd’hui, dépassant assez largement les efforts des historiens pour cerner au mieux l’événement, son déroulement le plus factuel mais aussi ses coulisses les moins éclairées. Elle est le creuset au cœur duquel la lame émoussée et refroidie du rêve peut se retremper à la flamme de l’utopie. À une époque où, pour paraphraser les mots d’un Fredric Jameson repris par bien des auteurs, il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme, la Commune, ce « sphinx » ainsi que Marx la qualifiait, fait figure de toile sur laquelle brosser les projets d’alternative les plus divers, une toile nécessairement plus vierge de germes mortifères que celle du communisme réellement existant du XXe siècle, la violence des communards eux-mêmes étant largement surpassée par celles des Versaillais lors de la fameuse "semaine sanglante"."


SEBASTIEN MENARD
Quelque chose que je rends à la terre


" la poésie patiemment
a dégraissé une chaîne de vélo
des pignons
un dérailleur
la poésie patiemment
a tourné la petite vis de tension
du dérailleur
pour trouver
la bonne indexation la poésie
cherche la bonne tension la poésie
a fauché l’herbe du potager la poésie
a planté deux bâtons ! deux bâtons !
pour des pois
la poésie
et quinze fraisiers
ou de l’ail des ours la poésie
avec la même stupeur
découpe un morceau de tissu
ou des feuilles de mélisse
de la roquette sauvage
(graines ramenées de l’est lointain
la Transylvanie)
du chou perpétuel
(une bouture prise chez mon très cher
ami)
des feuilles de moutarde la poésie
qu’est-ce que c’est
la poésie c’est comme ça
qu’elle sauve le monde non

non la poésie ne sauve de rien
la poésie crie
elle ne fait que
crier
et encore
  elle crie dans son silence
c’est du silence crié la poésie du silence

crié"

 

"... le poème continuera ras-la-gueule, le nom des herbes, le goût des terres, le son des pluies, l’écorce des arbres matière lignée ligneuse papier là que j’écris ou terres rares, écrans plats, sommes-nous si bêtes devenus ?"

"J’aimerais croiser encore dans la nuit le regard d’un animal ce qui, d’une certaine manière, me ferait taire."


"« Ces pages sont aux errants — aux cailloux — aux poussières et à l’humus. Elles sont à la pourriture ligneuse, aux lichens, lichens — aux rongeurs. Ces pages sont aux noms des bois — à ceux des forêts tout autant qu’aux innommés. Ces pages sont aux bruyères — aux fougères — aux tourbes et aux lombrics. Elles sont aux terriers. Elles sont à l’irrégularité. À l’imprévu. Au perpétuel. À l’enfoui — au très très enfoui. »

Et je m’obstine, m’acharne, ahane — continue. Voici un rassemblement. C’est trempé, truffé, couturé, de recopillages — travail à façon de reconnaître quelques dettes et les « grands alliés substantiels ». J’ai cherché les traces, les poussières, les surgissements et les refuges. Mais la poésie hein. Elle sait, elle. C’était du gros de matière laissée à lentement macérer, parfois brassée — à manière de fabrication de terre — quoi fut ensuite distillé à l’issue de plus d’une année d’attente — et donc, cher lecteur, courage, vivons, répétons, portons nos amis dans la nuit, dans la brume." Sébastien Ménard


ROBERT LOUIS STEVENSON
Le Maître de Ballantrae

 " L’inquiétude de mes esprits, les miaulements diaboliques du vent autour des poivrières, et la trépidation continuelle de la maçonnerie du château, m’empêchèrent absolument de dormir. Je restais devant mon bougeoir à contempler les ténébreux carreaux de la fenêtre, par où la tourmente paraissait devoir faire irruption à chaque instant ; et sur ce tableau noir je voyais se dérouler des conséquences qui me faisaient dresser les cheveux sur la tête. L’enfant corrompu, la maisonnée dispersée, mon maître mort ou pis que mort, ma maîtresse plongée dans la désolation – voilà ce que je vis se peindre vivement sur l’obscurité ; et la clameur du vent paraissait railler mon impuissance. "


JOYCE CAROL OATES
Bellefleur

" C’était il y a des années, lors de la période obscure, chaotique, insondable, qui précéda (de près de douze mois) la naissance de Germaine, un soir de la fin septembre troublé par la frénésie de vents innombrables, tels des esprits se livrant combat – tantôt plaintifs, tantôt en colère, tantôt subtils comme l’écho délicat du violoncelle, pénétrant au point de vous glacer la nuque et les épaules –, un soir si tourmenté, comme imprégné d’une odeur de soufre, un soir si lourd d’une nostalgie inarticulée que Leah et Gideon Bellefleur se querellèrent une fois de plus dans leur immense lit, la gorge nouée de sanglots parce que leur amour était trop dévorant pour accepter les limites de leurs corps de simples mortels ."

"Le manoir fut construit tout en haut d’une vaste colline verdoyante environnée de pins argentés, d’épicéas et d’érables de montagne, donnant sur le lac Noir et, au loin, sur le mont Chattaroy enveloppé de brumes, le plus élevé des sommets des Chautauquas. La splendeur du manoir, ses tours et ses murs crénelés en faisaient un château gothique anglais dans son architecture globale, avec une certaine influence mauresque (car tandis que Raphael étudiait les plans d’innombrables châteaux européens et congédiait un architecte après l’autre, l’esprit de la construction se modifiait naturellement), d’une beauté sauvage, tentaculaire, jamais vue dans cette partie du monde."


JOYCE CAROL OATES
Ma vie de cafard

"Je me rappellerais : l’eau sombre malodorante, couleur d’aubergine pourrie, que nous vîmes près de la rive en allant à l’école ce matin-là et dont la vue nous arrêta. Sur le pont de Lock Street. Sur la passerelle piétonne. Et, juste au-dessous de nous, le fleuve grondant (d’un bleu cobalt profond par beau temps, d’un gris métallique par temps couvert) avait changé de couleur près de la rive, noir violacé, dégageant une odeur d’huile de vidange, il se creusait et s’enflait comme quelque chose de vivant, comme des serpents, les contorsions de serpents géants, et tu ne voulais pas regarder, mais ne pouvais détourner le regard. "


JOYCE CAROL OATES
Un livre de martyrs américains

"Papa disait donc, pas à Maman (qui n’était pas venue marcher avec nous, et était restée à la table de pique-nique avec sa machine à écrire), mais à nous, qu’il n’y avait pas de mal, mais qu’il y avait un paradis, à condition de se souvenir que le paradis n’était rien d’extraordinaire ni d’étonnant ; peut-être simplement une promenade le long du rivage, un jour venteux de la fin septembre ; rien de mémorable en soi, mais si vous vous rappelez que nous l’avons faite, que nous étions ici ensemble, que nous nous sommes arrêtés pour déjeuner à Bay Point, que même si ce n’était pas le déjeuner du siècle nous étions ensemble, tous les cinq, quoi qu’il puisse arriver par la suite… Ça, c’est le paradis. Compris, les gosses ?
D’accord, Papa, avons-nous dit. Nous étions gênés quand Papa nous parlait comme à des adultes, trop sérieusement.
Vous savez quoi, les enfants ? Promettez-moi de disperser mes cendres ici après ma mort.
Après ma mort. Il est possible qu’aucun d’entre nous n’ait entendu ces mots. Un enfant n’entend pas le mot mort dans la bouche de ses parents. Non. "


MARC AUGE
Une ethnologie de soi
le temps sans âge

"On ne prend pas de l’âge comme on prend le large, comme on prend courage ou comme on prend son destin en main. Plutôt comme on prend froid ou comme on prend peur. Les deux principaux verbes d’action, « faire » et « prendre », sont ambivalents et il suffit de changer leur complément d’objet pour les faire passer sémantiquement à la voix passive."

"Nous baignons dans le temps, en savourons quelques instants ; nous nous y projetons, le réinventons, jouons avec lui ; nous prenons notre temps ou le laissons filer : il est la matière première de notre imagination. L’âge, en revanche, c’est le décompte minutieux des jours qui passent, la vision à sens unique des années dont le total cumulé, quand il est énoncé, peut nous plonger dans la stupeur."

" Passé un certain âge, il ne faudrait jamais s’éloigner trop longtemps de ceux ou celles que l’on est destiné à revoir : ils en profitent pour vieillir sans prévenir et ressurgissent soudain comme le miroir indélicat de notre propre décrépitude. On se rassure éventuellement entre intimes plus constamment proches : « Il a pris un sacré coup de vieux… », mais le cœur n’y est pas, on lui en veut presque, on se demande s’il n’est pas malade ; on cherche une explication. Et puis, s’il redevient familier (et s’il va bien), on lui pardonne, on oublie, on le retrouve, on s’y retrouve. "


... Suite

“L’Ouest, le vrai”, série dirigée et présentée par Bertrand Tavernier

"Tout à la fois films et livres, j’ai choisi ces romans pour l’originalité avec laquelle ils racontent cette époque, pour leur fidélité aux événements historiques, pour leurs personnages attachants, le suspense qu’ils créent… mais aussi pour leur art d’évoquer des paysages si divers dont leurs auteurs sont amoureux : Dakota, Oregon, Texas, Arizona, Utah, Montana… l’Ouest, le vrai, quel irrésistible dépaysement !"


TOM LEA
L'Aventurier du Rio Grande

"À l’est, le vent agitait les pointes vives des yuccas aux solides racines, faisant claquer les graines dans leurs gousses sèches au bout des tiges fragiles. Il soufflait une fine poussière sur un convoi se dirigeant vers l’ouest, composé de deux chariots couverts et de sept cavaliers armés qui en gardaient le chargement. Parmi force raclements de sabots, le vent emportait de temps à autre le tintement de deux anneaux d’un harnais ou le cliquetis d’un éperon et allait les perdre dans les broussailles tout près du fleuve."

"Les premières lueurs grises apparurent au-dessus de la crête bosselée. Elles mirent du temps à percer la brume basse et épaisse, mais elles finirent par être là, baignant la cuvette sombre et donnant peu à peu naissance à des spectres encore mêlés aux ténèbres informes. Puis la petite dépression obscure s’emplit d’une grisaille qui dessina plus nettement les silhouettes et les libéra de la nuit pour les abandonner à la pâleur de plomb. "

"Les centaines de sabots en mouvement emplissaient l’air d’un fracas monotone, d’une sorte de bourdon rythmé par les nombreux éclats qui s’étageaient sur le versant, le craquement d’une branche, un cri, le sifflement d’un vacher pépiant comme un oisillon, le claquement d’une corde sur un pelage, le tintamarre d’une pierre qui dégringole, le beuglement d’une génisse. C’était un courant ininterrompu de sons, vivant, dans le silence des montagnes. "


 

WALTER VAN TILBURG CLARK
L'étrange incident


“Il restait peu d’hommes à présent. Ils parlaient tranquillement sous l’ombre bleue de l’arcade. Du haut en bas de la rue, on pouvait entendre les autres, le bruit de leurs bottes sur le trottoir, ou le trot de leurs chevaux. Ils s’appelaient les uns les autres, pour se dire que la chevauchée serait longue, ou pour recommander d’apporter une corde, ou encore pour dire où l’on pouvait emprunter un revolver, car la plupart d’entre eux avaient leurs ranchs loin du village. Dehors, le soleil était encore brillant, mais c’était déjà une lumière de fin d’après-midi, et le vent avait changé. Comme toujours au printemps, on avait chaud tant que l’air était calme, mais dès que le vent se faisait sentir, on avait une sensation de froid, même en plein soleil. L’air en ce moment était glacé. Je sortis dans la rue, pour jeter un coup d’œil vers l’ouest. Les nuages s’amoncelaient de plus en plus au-dessus des montagnes et montraient leurs ventres sombres.”


LUKE SHORT
Ciel rouge

"Ce fut dans un triste endroit, un pitoyable endroit, parmi les trembles épars et détrempés, que Jim Garry établit son campement à la tombée de la nuit. Mais il n’avait pas d’autre choix, ses deux chevaux et lui étaient trop épuisés pour descendre jusqu’à la forêt. "


"En tout début d’après-midi, il atteignit un petit canyon dont les flancs de roche rouge portaient des taches violettes là où la neige venait de fondre. Il quitta la route au niveau d’un gué et traversa le torrent, qu’il remonta ensuite pendant plus d’un kilomètre à la recherche d’un emplacement favorable. Il trouva bientôt un petit renfoncement dans les parois du canyon, où le vent avait creusé une sorte de grotte. Il mit pied à terre et cacha le chargement de son cheval de bât à l’abri de ce surplomb rocheux."


HARRY BROWN
Du haut des Cieux, les étoiles


"Tous en revanche, famille comme employés, savaient parfaitement où les cours d’eau se rejoignaient. Serpentant depuis les hauteurs des Marias, ralentis par de grosses masses rocheuses, puis soudain précipités dans de vives descentes, ils ruaient et bondissaient en rapides sur des lits de roche pentus, puis s’arrondissaient dans une paix ombragée à travers une abondance de conifères sauvages, s’élargissaient peu à peu et se calmaient pour arriver à une puissante maturité. Là, de tailles presque égales, dilatés par la terre plane, les cours d’eau coulaient comme deux côtés d’un triangle le long d’une forêt, jusqu’à un coin sinistre, presque gothique, du nom de Juncture Valley, où ils se confondaient sans bruit. De là, ils devenaient la Forkhandle River. "


W.R. BURNETT
Saint Johnson

"Ils grimpèrent le long d’un versant sablonneux, sous les silhouettes géantes de cactus hauts de sept mètres, puis empruntèrent la vieille piste apache, un étroit chemin qui serpentait entre des rochers couleur cuivre. La piste conduisait à une petite mesa, sur laquelle un unique peuplier de Virginie déployait ses branches noueuses au milieu d’un taillis de mesquite, puis redescendait à travers un paysage semé de blocs rocheux gros comme des maisons et de colonnes rouges aux formes tordues, aussi brûlantes qu’un poêle au contact de la main. En contrebas de la mesa, ils s’engagèrent dans un long et étroit passage, fermé par le ciel chauffé à blanc tel un couvercle au-dessus de leurs têtes, et débouchèrent dans les Deadman’s Flats, un effondrement désertique où des langues de sable à nu alternaient avec de grandes étendues de boue séchée."


NIVEN BUSH
Les Furies

 "Les gens s’en allaient avec armes et bagages. Ils ne pouvaient malheureusement pas emporter ce qui, pour eux, avait le plus de prix : les murs d’adobe, les champs de blé, de courges, de pois, les arbres fruitiers plantés par leurs ancêtres, la splendeur des anciens étés, la paix des hivers tièdes, la pâle lumière du ciel et l’odeur de bois brûlé flottant dans l’air…"


ERNEST HAYCOX
Les pionniers

"Au bord de l’eau, des radeaux dansaient sur les flots tumultueux, certains inachevés, d’autres alourdis par des chariots déjà arrimés, attendant le départ ; car, après trois mille kilomètres et cinq mois de voyage par voie de terre, cette caravane de quatre cents personnes se préparait à franchir les cent cinquante derniers kilomètres qui la séparaient de l’Oregon en descendant les rapides au cœur des Cascades."

"Les chevaux s’ébranlèrent en file indienne, suivis par les deux vaches et les quatre bœufs qui balançaient la tête en cherchant vainement à brouter. Il enfonça son chapeau à deux mains et traversa un campement d’une centaine de chariots – leurs bâches jetant une pâle lueur dans le gris du sable et de la pluie –, rassemblés sur une étroite langue de lave prise entre la falaise et le fleuve. Les éléments furieux malmenaient violemment les flammes jaunes des feux autour desquels se détachaient des formes sombres, assises ou s’affairant ; et partout dans le camp cheminait un bétail livré à lui-même, en route vers l’ouest et vers un autre mur de brume."


TIM INGOLD
L'anthropologie comme éducation

Postface Yves Citton

" En résumé, je souhaite démontrer que l’éducation est avant tout un mode d’attention et non de transmission, que c’est grâce à cette attention que le savoir est généré et transmis. "

" L’éducation consiste véritablement à faire attention aux choses, et au monde, pour en prendre soin."

"Mais comme l’observe Dewey, la proximité physique ne crée pas en soi une communauté : « Un livre ou une lettre peut créer un lien plus intime entre des êtres humains séparés l’un de l’autre par des milliers de kilomètres qu’entre deux proches vivant sous le même toit.» Ce qui importe, c’est de partager une expérience. C’est l’avis de Dewey. Ni les sons ni les lettres écrites, insiste-t-il, n’ont de sens en soi. Ils tirent tout leur sens, comme le font les choses, de leur implication dans l’expérience partagée d’une activité commune. L’entente sur le sens des mots est le fruit de la mise en commun : nous devons sans cesse y travailler et c’est pour cette raison que le sens est toujours provisoire, jamais définitif. "


 " "L’éducation, déclare le poète irlandais William Butler Yeats, ce n’est pas remplir un seau. C’est allumer un feu." Le seau offre de la certitude et de la prévisibilité, un point de départ et un autre d’arrivée, avec des étapes intermédiaires quantifiables. Il comporte des résultats, qui doivent être connus et compris avant même le début du processus. Le feu, quant à lui, nous expose à des risques. On ne sait pas ce qui le fera prendre ou non, combien de temps il brûlera, où il s’étendra ni quel sera le résultat."

« À l’origine, conclut-il, la liberté n’a rien à voir avec l’absence d’obstacles ou de contraintes. Elle « porte plutôt un sens positif qui est à la fois politique, biologique et physique et rappelle l’expansion, l’éclosion ou la croissance commune, une croissance qui rassemble »( Esposito)."

 « Aujourd’hui, cependant, nous vivons un moment charnière de l’histoire de l’université. Après près de trois siècles, le modèle de production de savoir académique issu des Lumières est sur le point de s’effondrer, si tel n’est pas déjà le cas, ainsi que les puissances hégémoniques qui l’ont autrefois favorisé. Comme souvent à des tournants similaires, au lieu d’aboutir à un compromis ouvert sur de nouvelles façons de savoir et d’être, et ouvert à des voix auparavant étouffées ou ignorées, nous assistons à l’inverse à l’émergence de tous côtés de fondamentalismes fermés et bien-pensants, qu’ils soient religieux, politiques ou économiques, en provenance de l’église, de l’état ou du marché. Ces mouvements représentent une menace sans précédent à la future démocratie et à la coexistence pacifique. Pourtant, les universités ne font pas grand-chose pour éliminer cette menace. Au contraire, l’effondrement de leur mission civilisatrice descendante a laissé un vide qui se remplit trop volontiers d’intérêts commerciaux. À l’instar d’autres institutions publiques, les universités offrent des cibles faciles pour le mercantilisme."


RICHARD MORGIEVE
Le Cherokee

" Corey était du genre plutôt grand, maigre, et à cette heure il avait des yeux plutôt blancs – carrément bizarres, blancs, ou rétrécis et noirs. Un regard de boa qui aurait marché debout. Ça ne mettait pas à l'aise ceux qui le fréquentaient. Il était vêtu d'un pantalon marron, d'une chemise en laine dans les bruns et d'un vieux blouson en cuir à col de fourrure, avec l'étoile de shérif piquée sur le cœur comme si c'était un papillon. Les gens du coin n'aimaient pas spécialement l'uniforme et lui non plus. Pour dire vrai, il ressemblait plus à un fermier qu'à un poulet. Les cheveux assez longs et striés de blanc rajoutaient à la confusion. Toutefois la large cicatrice sur son visage de totem taillé dans du bois à matraque amenait à réfléchir sur sa vraie personnalité. "


Sans titre. Gwenn Audic
Encre et acrylique sur papier

JEAN-CLAUDE LEROY
la vie brûle

"Il y a aussi, je le découvre dans la presse étrangère et dans un message que tu m’envoies, ces viols qui ont été commis lors des rassemblements. Des femmes cernées par un groupe d’hommes qui isolent leur proie, la pelotent, l’humilient, la pénètrent, et d’autres sont là qui favorisent et applaudissent. Ainsi cette séquence de libération nationale aura montré une triste limite. (…) Une révolution, certes, mais pour le moins entachée par des saloperies, comme si la relève montrait qu’elle ne valait pas forcément mieux que ceux qu’elle prétend remplacer. Sont-ce les mêmes qui ont fait preuve d’un si réel courage face à la police, aux nervis du pouvoir, et qui furent protagonistes de viols collectifs ? On torturait des hommes dans les postes de police, on torture des femmes dans les zones affranchies de l’ordre…" 

"Le temps n’est plus à spéculer, tout juste peut-être à rendre compte (…) Tant que le souffle habite quelque part, il nous faut construire des barrages contre la bêtise en acte, c’est là notre manière de vivre sans sombrer dans l’indifférence ou la haine "


 

ALAN LE MAY
Le vent de la plaine

"Dancing Bird. Tel était le nom que la famille donnait au petit cours d’eau qui courait quinze kilomètres en contrebas de la Red River, au cœur des territoires hostiles situés à l’ouest de la Wichita. La maison se logeait dans une pente non loin du ruisseau, aux confins de la prairie que barrait à l’horizon un escarpement rocailleux. Les piquets d’un enclos sommaire indiquaient que l’on élevait ici du bétail, mais la cabane elle-même, avec ses murs de tourbe et son toit revêtu d’une herbe épaisse, se distinguait à peine de la boue de laquelle elle avait été excavée. Elle était esseulée, tapie contre la colline à la manière d’un blaireau, sans aucun voisin dans un rayon de trente kilomètres."
(L'Ouest, le vrai, Bertrand Tavernier, Acres Sud)


DIMITRI ROUCHON-BORIE
Le Démon de la colline aux loups

" Je me souviens que dans mon enfance quand j’ai pu sortir une fois et respirer la nature j’avais vu un cocon qui allait faire un papillon et je sentais que j’étais un cocon aussi mais pour une histoire qui serait salement moche et je m’étais pas trompé de beaucoup. "


BAPTISTE MORIZOT
Manières d'être vivant:
Enquêtes sur la vie à travers nous

"Imaginez cette fable : une espèce fait sécession. Elle déclare que les dix millions d’autres espèces de la Terre, ses parentes, sont de la “nature”. À savoir : non pas des êtres mais des choses, non pas des acteurs mais le décor, des ressources à portée de main. Une espèce d’un côté, dix millions de l’autre, et pourtant une seule famille, un seul monde. Cette fiction est notre héritage. Sa violence a contribué aux bouleversements écologiques."

 


"Conséquemment, cela implique qu’on considère les vivants essentiellement comme un décor, comme une réserve de ressources à disposition pour la production, comme un lieu de ressourcement ou comme un support de projection émotionnel et symbolique. Être un décor et un support de projection, c’est avoir perdu sa consistance ontologique. Quelque chose perd sa consistance ontologique quand on perd la faculté d’y faire attention comme un être à part entière, qui compte dans la vie collective. La chute du monde vivant en dehors du champ de l’attention collective et politique, en dehors du champ de l’important, c’est là l’événement inaugural de la crise de la sensibilité. "

" Le tissu du vivant est une tapisserie de temps, mais nous sommes dedans, immergés, jamais devant. Nous sommes voués à le voir et le comprendre de l’intérieur, nous n’en sortirons pas. "

"Énigme parmi les énigmes, la manière humaine d’être vivant ne prend sens que si elle est tissée aux milliers d’autres manières d’être vivant que les animaux, végétaux, bactéries, écosystèmes, revendiquent autour de nous. "

"Les ascendances animales sont partout, dans la totalité de nos comportements, et se manifestent en mosaïques, qui peuvent être détournées, décalées par la culture et la décision individuelle, nos styles intimes de faire avec ces héritages, mais elles sont là à chaque instant, et c’est cela, l’animalité des humains. Quelle joie d’être un animal, alors. "

"On peut dire d’abord que chaque espèce n’est plus à conserver seulement parce que c’est un patrimoine unique, seulement parce qu’elle aurait un droit à la vie inaliénable fondé dans une éthique, seulement parce qu’elle est belle, seulement parce qu’elle peut nous fournir de nouveaux médicaments, seulement par respect de la vie ; ou parce qu’elle est déjà une merveille du point de vue évolutionnaire (ce qui est un fait)… Mais aussi parce qu’elle est l’ancêtre potentiel d’aventureuses formes de vie qui seront des merveilles, même du point de vue le plus humaniste du monde, des espèces plus respectueuses des autres et de leur monde, que nous ne sommes encore parvenus à le devenir."

"Ce dessin, du cartoonist Dan Piraro, est une élégante manière de relier la question de notre évolution à certains enjeux écologiques contemporains. "

Postface Alain Damasio:" Baptiste Morizot le pointe avec brio : la crise écologique actuelle est d’abord une crise de nos relations au vivant. Donc une crise de la sensibilité. Un appauvrissement tragique des modes d’attention et de disponibilité que nous entretenons avec les formes de vie. Une extinction discrète des expériences et des pratiques qui participent de l’évidence de faire corps, de se sentir chair commune avec le monde plutôt que viande bipède sous vide d’art."

" S’ouvrirait ainsi – et puisse ce rêve alimenter les futurs livres de Baptiste – une philosophie qui renouerait avec sa poésie nécessaire tant le vivant, plus que tout autre concept, mieux que tout autre, appelle dans l’écriture une variété de timbres, de poussées, de salves et de sensations, de souffles et de bourgeonnements, bref une vitalité stylistique extrême sans laquelle elle restera un alignement sage de sculptures sur bois. Le vivant ne se décrit ni ne se représente, il se chorégraphie. Il en appelle à la fluence. Il exige sa syntaxe, tempétueusement. "


ARNALDUR INDRIDASON
La pierre du remords

KRISTINA OHLSSON
Déluges


MIKHAÏL CHEVELEV
Une suite d'évènements

"Quant à l’élite qui ose se désigner elle-même de ce nom, nous avons même inventé une histoire drôle à ce sujet : « Élite est un terme d’agronomie utilisé dans la Russie d’aujourd’hui pour l’auto-identification d’un groupe de personnes qui a volé beaucoup d’argent. » Nous avons d’ailleurs de nombreuses autres blagues en réserve.
Et puis un jour, les plaisanteries ont pris fin. Et tout est devenu sérieux.
Quand est-ce arrivé ? Quand on a commencé à tuer des gens à Kiev ? Ou quand on a pris la Crimée ? Ou le Donbass ? Ou plus tôt ? Quand on a enfermé Khodorkovski ? Quand on a enterré la chaîne NTV ? Ou même avant ? Quand donc ? La deuxième guerre de Tchétchénie ? La première ? Les élections de 1996 ? Mais bon, à ce rythme-là, on risque de remonter jusqu’à la révolution de 1917…"


PIERRE CHARBONNIER
Abondance et liberté

" Les luttes pour l’égalité et la liberté, contre la domination et l’exploitation, n’ont pas fini d’alimenter l’histoire humaine, mais elles se trouvent ainsi de plus en plus souvent enchâssées dans un conflit ayant pour objet le sol susceptible de soutenir ces divergences fondamentales. Ou plutôt, elles révèlent sous un angle tragique que condition politique et condition écologique sont intimement liées et soumises à des transformations conjointes. "

"L’ensemble des cycles biogéochimiques qui structurent l’économie planétaire sont poussés au-delà de leurs capacités de régénération par le rythme des activités productives ; la nature des sols, des airs, des eaux est en train de changer et, ce faisant, d’inscrire les collectifs humains et leurs luttes dans de nouvelles coordonnées. "

"Certains des cycles biogéochimiques et des dynamiques évolutives qui font de la Terre un milieu habitable sont aujourd’hui poussés au-delà de leur seuil de tolérance, le climat n’étant que l’une de ces transformations, sans doute la plus spectaculaire. Ainsi sont compromis d’un même coup l’accès au territoire, l’avenir commun, les conditions les plus basiques de la justice, c’est-à-dire ce qui constitue – que l’on se réclame de l’écologie ou non – le socle d’une existence politique. "

 


"De la manière dont elle a organisé sa base technologique, la société industrielle contemporaine tend au totalitarisme. Le totalitarisme n’est pas seulement une uniformisation politique terroriste qui fonctionne en manipulant les besoins au nom d’un faux intérêt général. […] Le totalitarisme n’est pas seulement le fait d’une forme spécifique de gouvernement ou de parti, il découle plutôt d’un système spécifique de production et de distribution, parfaitement compatible avec un « pluralisme » de partis, de journaux, avec la « séparation des pouvoirs." Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée.

"Derrière l’accumulation des risques environnementaux et des travaux qui les analysent, il faut donc voir un processus de transformation socio-économique bien plus large que la simple (et fragile) émergence d’une conscience écologique. Le rapport au temps, le partage entre science et politique, les formes de l’autorité scientifique, les dispositifs de protection, sont mis en crise ensemble et, même si les facteurs de cette crise peuvent être considérés comme hétérogènes, l’émergence du concept de risque comme opérateur central susceptible d’organiser la connaissance de ces transformations doit être prise au sérieux."

"Pour penser le freinage économique, la solution la plus simple consiste donc à admettre que nous n’avons jamais rien produit. Nous avons seulement prétendu occuper une position d’exception dans un réseau d’interdépendances écologiques que nous ne régissons que de façon imparfaite."

"Ce qui frappe, c’est l’écart qui se creuse entre d’une part la vocation des ressources produites à voyager et à terminer leur course dans des lieux où leur consommation participe de la construction d’un monde social où règne l’abondance ; et d’autre part le fait que les communautés locales affectées par le choc extractif sont de leur côté vouées à demeurer marginales dans le grand théâtre mondial de la consommation."

" Admettre que l’on ne produit pas nos moyens de subsistance, et moins encore les conditions générales de la coexistence terrestre, mais que l’on participe d’une régulation géo-écologique faite de cycles à entretenir et à préserver, est le premier geste pour élaborer une économie politique qui réponde enfin aux bonnes affordances de la terre. "

"Ce qui fait écran à l’émergence d’une pensée politique ajustée à la crise climatique n’est donc pas seulement le capitalisme et ses excès. C’est aussi en partie l’acception même de l’émancipation dont nous sommes les héritiers, qui s’est construite dans la matrice industrielle et productionniste et qui s’est traduite par la mise en place de mécanismes protecteurs encore tributaires du règne de la croissance.
L’obstacle est en nous, parmi nous : dans nos lois, nos institutions, plus que dans un spectre économique surplombant que l’on pourrait confortablement dénoncer de l’extérieur. L’État social, en dépit de ses immenses bénéfices, a par exemple contribué à consolider les objectifs de performance économique qui conditionnent son financement, et qui en retour provoquent une mise en concurrence des risques sociaux et des risques écologiques. La crise des Gilets jaunes, en France, en est l’illustration parfaite : taxer les carburants pour dissuader leur utilisation entre en conflit avec le sens de la liberté de millions de personnes prises dans les infrastructures de mobilité héritées des Trente Glorieuses. Il faut donc mettre au point des dispositifs permettant d’abaisser notre dépendance à l’égard de ces énergies sans violer les aspirations collectives qui y sont enchâssées. Cette double contrainte ne peut être résolue ni en dénonçant l’« idéologie de la bagnole » ni en compensant ses externalités, mais en réinventant les institutions protectrices, les infrastructures urbaines, leurs mécanismes de financement, ainsi que les attachements sociaux qui y trouvent leur place. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’écologie et la politique sont aujourd’hui quasiment impossibles à distinguer l’une de l’autre, après avoir été si longtemps diamétralement opposées.
La plupart des demandes de justice les plus pressantes qui se font entendre aujourd’hui, que ce soit à des échelles locales ou globales, reconduisent à des enjeux liés à l’énergie, à l’usage des sols, aux dynamiques du vivant, aux flux de matière qui structurent la distribution de la richesse. Et à condition d’entretenir une connaissance critique de ces réseaux de dépendance sur la trame desquels nos existences s’animent et se confrontent, à condition de suivre cette piste et de la construire comme site privilégié de la pensée politique, il est possible de faire émerger ce sujet collectif critique d’un nouveau genre, à la hauteur des enjeux du présent. "


DAVID HESKA WABBLI WEIDEN
Justice indienne

"La vitre de la chambre d’hôpital était opaque, comme si elle n’avait pas été lavée depuis des années, mais je parvenais malgré tout à apercevoir les collines rousses et les prairies ondoyantes de la réserve dans la lumière du couchant. Autrefois, avant Christophe Colomb, il n’y avait que des Indiens ici, pas de gratte-ciel, d’automobiles, de rues. Bien entendu, on n’utilisait pas les mots “indien” ou “amérindien”, à l’époque ; nous étions seulement des gens. Nous ne savions pas que nous étions soi-disant des ivrognes, des paresseux ou des sauvages. Je me demandai comment ce serait, de vivre sans ce poids sur ses épaules, sans le poids des ancêtres assassinés, de la terre volée, des enfants maltraités, le fardeau qui pesait sur tous les Amérindiens."


RICHARD WAGAMESE
Les Etoiles s'éteignent à l'aube

"Le garçon se leva et tendit une main que son père saisit. Il sentait les os de ses doigts et la rugosité sèche de sa peau contre sa paume. Il le tira pour le mettre debout, puis il coinça un bras autour de son dos et sous son aisselle, et il commença à marcher. Ils se frayèrent un chemin sur les cent mètres d’espace qui les séparaient du bord et l’atteignirent. En dessous d’eux, dans la vallée, la rivière était un ruban de mercure. Elle ondoyait au fond, ici et là ils percevaient la hachure des arbres, des arbustes et des buissons, ainsi que l’imprécise blancheur des pierres sur les berges. Derrière, les montagnes formaient un mur noir. Le garçon amena son père aussi près de l’extrémité du précipice qu’il l’osa; ils restèrent ainsi accrochés l’un à l’autre à regarder impassibles au-delà de ce vaste espace. "

RICHARD WAGAMESE
Starlight


CEDRIC DEMANGEOT
Un enfer

"L’obscurité.

L’obscurité doit
devenir lisible

à sa manière
(aux résistants). Entendre

illisible aux salauds de l’espèce
& vitale à mon corps affolé."

 

"On dit qu’il a
le silence nombreux.

Qu’il a
le sens du caillou,
la connaissance de ses
diagonales.

Qu’il est invérifiable par définition."

 

"un arbre en dedans

du corps. s’enracine en tête
et pousse vers le bas dans le noir

mendie l’air
& l’eau

crie pour sa ration
de lumière. je

n’ai pas les moyens d’ouvrir-

Les inconvénients-de
cela jeté contre le jour"

 

"quelle que soit la couleur de ta langue. Il n’y a pas
d’interrogatoire innocent. Il faut rebrousser
chemin. Commencer par oublier
le premier mot. Puis, avaler
une par une les pages du livre
en commençant par la fin. Ne rien
laisser pour preuve. Que ceci se consume
au service de la joie la plus pure. L’ ennemi
n’aura pas même les cendres du passage"

 

"Paix d’herbe pâle – où ceci s’enfonce. Abri de sable, amitié d’ombre. Argile, embrun, poussière. Aveu d’éclairement. Par la lumière d’en bas. Les plis bleus des limons amortissant le son. Ne se connaître plus d’autre accompagnement que cette chute-là. Du corps
dans l’épaisseur de l’inachevé. Mondes qui n’ont ni les mots, ni les moyens du mal. "


CEDRIC DEMANGEOT
Pour personne

"Plonger dans la fiction pour plus de réalité.
Assoiffer l'habitude et le visible.
Retourné comme un gant l'intérieur est vivant dehors.

Il y a l’apparue
et il y a le désemparé de parole.
Un sac de nœuds. "

Cédric Demangeot vient de mourir


-Présentation par lui-même: "Je passe cinq ans à tisser et tailler, vers à vers, fourmi, mes deux premiers livres de poèmes. Je ne me refuse aucun outil pour ce travail obscur. Je veux m’improviser sans qualités pour disposer de toutes. Et tout ce dont je dispose – l’attirail poétique divers de ces cent cinquante dernières années – est bon à prendre pourvu qu’il serve à ma tâche têtue : écrire, récrire le poème de la nuit que je traverse et qui me rompt ; le poème de ma pensée – informe et douloureuse –, de mon corps – scindé et douloureux – et recommencer. Mais tout mon outillage me fait par trop poète et bientôt m’empêche. Toujours les mots des autres : le dit oraculaire, les trappes syntaxiques, chevilles classiques et fissures modernes, poésie pure, degré zéro, voyant voyou et xétéra. Aujourd’hui la sauce ne prend plus. Je n’en peux plus de ce travail et de ces confitures. Le poème ne croit plus en lui-même – il exècre son ingrédient. Or en poésie si l’acte d’écriture, d’ouverture par l’écriture, cesse d’être sa propre fin, il ne s’exécute plus. So ciao poetry. Une étrangère indifférente, presque du jour au lendemain. Comment ces jérémiades… ? Alors j’erre. Je ne sais plus écrire. Il me faut tout reprendre de zéro, ou plutôt continuer d’oublier ce que je sais – toutes ces saloperies qu’on m’a fait savoir de force et qui me plombent. Pour donner matière, corps à ce travail de sape, je tente dans le noir, à tâtons, une prose monologuée de cent pages. Dont je ne sais que faire une fois sortie et qui me laisse à nouveau bras ballants – bon à rien."

-"Le verbe écrire conjugué par Cédric Demangeot" par Jean-Claude Leroy


CHRISTOPHE MANON, FREDERIC D. OBERLAND
Jours redoutables

"Pourquoi toujours est-ce.        À soi que l’on porte.        Les plus impitoyables coups pourquoi.       Faut-il que l’on s’acharne ainsi.        Sur ceux qui nous sont.       Le plus cher que nous.       Aimons et dont le sort.       Nous importe aiguisant. Griffes et canines avec la belle férocité.        De jeunes carnassiers roulant.        Dans la poussière de pauvres.       Créatures affolées puis.        On s’en retourne repu l’oreille.       Basse lécher nos plaies.       Au fond de la tanière."

 

"Combien d’étreintes encore et combien.       D’épreuves avant que ne cesse.        Le manège incertain et que l’on passe.        De l’autre côté du miroir où rien.       N’est transitoire combien d’autres et de plusieurs.       Dans nos bras sous nos mains quelles.       Quantités de drogues d’alcools ou bien.       D’altérités avant de s’en retourner.       Poser de blancs baisers sur la glaise et d’être emportés.       Par l’ombre ou la rumeur."


PHILIPPE DESCOLA
La composition des mondes
Entretiens avec Pierre Charbonnier
(Octobre 2014)

"L’idée de faire de l’Europe et du monde occidental un cas particulier au sein de variations anthropologiques est de ce point de vue une invitation à ne pas prendre comme fin de l’histoire les aspirations et les institutions dont l’Europe démocratique s’est dotée au fil des deux derniers siècles, et qui se sont ensuite répandues sur une partie de la planète. L’une des caractéristiques principales de cet héritage politique et institutionnel est en effet qu’il ne fait pas suffisamment droit aux non-humains dans les processus de représentation politique, et qu’il a inhibé la création d’autres formes d’assemblages, plus ouvertes à ces êtres. Je n’emploie le terme de « non-humain » qu’à défaut d’un autre qui serait meilleur, et surtout pour éviter d’employer la notion de nature, mais je pense qu’il importe de mesurer la dimension critique de ces non-humains. Et quand je parle de « non-humains critiques », je ne pense pas seulement aux animaux d’élevage, aux tigres ou aux baleines, mais à cette foule d’entités qui sont en interactions constantes avec nous, depuis le CO2 jusqu’aux glaciers en passant par les virus. Au fond, c’est une façon de parler du destin commun des choses et des hommes dans un monde où leur partage n’a plus de sens, et qui impose de repenser leur existence collective."


" Et dans ces espaces, des interactions complexes impliquant des échanges d’énergie, d’information, se produisent, qui doivent être menées au mieux, de façon à ce que la perpétuation de la vie des humains passe aussi par une meilleure prise en compte de leurs échanges avec les non-humains. Il s’agit pour l’essentiel de déplacer les objets habituellement définis comme « politiques », et de mettre nos catégories juridiques, politiques, économiques et administratives à l’épreuve de cette transformation – puisque, telles qu’elles nous sont léguées par la tradition, elles sont inadéquates pour penser et organiser ces interactions. Il y a donc un travail considérable à faire pour penser de nouveaux instruments de gouvernement de l’ensemble des composantes des mondes, et pour que les citoyens animés par le désir de l’action publique puissent rendre acceptables ces nouveaux instruments en les débattant dans la collectivité."

"De plus en plus, le politique est conçu comme une affaire professionnelle. C’est à la fois un avantage et un inconvénient de la représentation démocratique : en déléguant une partie de son libre arbitre pour constituer une souveraineté politique, selon la formule contractualiste classique, on se défait d’une partie de son autonomie, et beaucoup se satisfont de cette délégation, ou la tiennent pour acquise. Or il semble que la vie commune est en fait profondément politique, puisqu’il s’agit de constituer en permanence une communauté avec le monde des humains et des non-humains : toute notre existence est politique, de part en part, y compris et peut-être même surtout quand il est question de nos relations avec les machines, les OGM, le climat ou les virus. Autrement dit, nous avons une conception du politique qui est trop étroite : le domaine de la délibération collective sur le bien commun, des institutions qui permettent l’exercice de l’autorité, de la décision collective et de la délégation du pouvoir du peuple, n’absorbe pas l’ensemble des situations et des événements que l’on peut légitimement concevoir comme politiques."


LARRY McMURTRY
Lonesome Dove

La marche du mort
Lune comanche
Lonesome 1 et 2
Les rues de Laredo



ALEX TAYLOR
Le sang ne suffit pas

"La bêtise de la femme le frappa de plein fouet, avec une force brutale, puis il comprit qu’une part de lui, peut-être la plus profonde, la plus secrète, tirait de tout cela un certain plaisir – la neige et les montagnes, l’Allemand mort et les récriminations absurdes de la femme et l’ourse mangeant le cheval, tout ça était un grand festin dont il allait chanter la succulence. "


JEAN-CHRITOPHE BELLEVEAUX
Fragments mal cadastrés

"l'homme glisse
insensiblement
adverbialement
tout ce qui ment

dans le froid

postillons griffant l'air
chantonnant par exemple
les damnés de la terre
sans réelle intention ni mémoire
comment faire
pour arriver à l'heure
adresser la parole
l'air de rien ? "


"glaise
tout est dit
comprenne qui voudra

de tout ce qui vint
viendra ou non
l’homme titube
les conifères abrupts le menacent
il se détourne
tombe infiniment"

4ème de couverture: Le titre présage l'éclatement, les tessons contradictoires éparpillés. Quatre parties qui, de l'angle mort à la parallaxe, proposent des temps et des positionnements d'un homme écorché par la réalité, convoquant en exergue le cynisme de Cioran, l'absurdité de Ionesco, « panique/seul mot qui impose/sa présence d'érain » mais le doute aussi et le désir de joie, l'acquiescement, « singulière réconciliation »... « ah ça !/goudron/de toutes les alternatives », l'approximative consolation de l'écriture pour un homme presque vivant."


ERRI DE LUCA
aller simple


"Dicono : siete sud. No, veniamo dal parallelo grande,
dall’ equatore centro della terra.

La pelle annerita dalla più dritta luce,
ci stacchiamo dalla metà del mondo, non dal sud.

A spinta di calcagno sul tappeto di vento del Sahara,
salone di bellezza della notte, tutte le stelle appese.

L’acqua sopra una spalla, il fagotto sull’altro
mantello, camicia e libro di preghiere.

Il cielo è dritto, un cammino segnato,
più breve della terra saliscendi.

A sera ricuciamo il cuoio dei sandali col filo di budello
e l’ago d’osso, ogni arnese ha valore, ma di più il coltello.

Signore del mondo ci hai fatto miserabili e padroni
delle tue immensità, ci hai dato pure un nome per chiamarti."

"On dit : vous êtes le Sud. Non, nous venons du grand parallèle,
de l’équateur centre de la terre.

La peau noircie par la plus directe lumière,
nous nous détachons de la moitié du monde, non pas du Sud.

Par poussée de talon sur le tapis de vent du Sahara,
salon de beauté de la nuit, toutes les étoiles en suspens.

L’eau sur une épaule, le baluchon sur l’autre,
manteau, chemise et livre de prières.

Le ciel est droit, un chemin tracé,
plus court que la terre vallonnée.

Le soir nous recousons le cuir de nos sandales avec du fil de boyau
et une aiguille en os, chaque outil a une valeur, mais le couteau plus encore.

Seigneur du monde, tu nous as faits misérables et maîtres
de tes immensités, tu nous as même donné un nom pour t’appeler."


PIERRE CHAPPUIS
 Dans la lumière sourde de ce jardin


Futur, s’ourle
Comme vague, chant, comme éclairs en débris
Comme un martèlement par moments proches de nous


Et gratte, et fouille, creuse, exhume.
Peut-être ici, rien. Peut-être, à force d’entêtement, dos courbé, quelques fragment d’urne ou de hanap enfin –
Voués à l’enfoui
Pelle, pioche raclent bruyamment un sol caillouteux, peinent à dégager un bloc de pierre.


Soudain, dans l’immédiat, allant par les volutes et les sentes du vent, happés, heureux en dépit de la chute probable, avides de rejoindre les mouettes en vol autour de nous, libres comme l’air.
Se mêlent jusqu’à la dissonance grincements et cris d’oiseaux, nos têtes encore pleines d’une ruissellement de terre, de graviers.


La nuit, brusquement.
Des bulles d’ombre éclatent, se rassemblent, s’égaillent, maintiennent notre écoute tendue vers ce qui, à mesure, à démesure, n’a chance de se dévoiler qu’à l’improviste.
Nuit : stridences apaisées.

Violoncelle seul

Inévitablement, je parle d’autre chose.


LOLA LAFON
Chavirer

 "Elle avait traversé tant de décors, des apparences, une vie de nuit et de recommencements. Elle savait tout des réinventions. Elle connaissait les coulisses de tant de théâtres, leur odeur boisée, ces couloirs tortueux où les danseuses se bousculaient, les murs roses et râpés de loges sans fenêtre au lino terni, ces miroirs encadrés d’ampoules, les coiffeuses sur lesquelles une habilleuse disposait son costume, épinglé d’une note de papier : cléo. "


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
L'imagement

 "Immobile, silencieuse, entière et sans épaisseur, chaque image en effet est le dépôt actif d’un nœud ou plutôt d’un nouage de sens singulier qui est distinct de tous les autres effets de sens et qui, dans l’espace délimité par la surface où il advient, déploie une puissance énigmatique illimitée."

"Dans le temps comme dans l’espace, l’image est une encoche, un arrêt. Être un arrêt ou une encoche dans l’espace, c’est s’y insérer comme un fragment ou une feuille d’espace, c’est s’y déposer. Mais être une encoche dans le temps, c’est s’en extraire, c’est continuer avec lui comme ce qui n’est pas lui."

 


"(Comme tout un chacun, je vais au musée, surtout à l’occasion des voyages, et c’est toujours une joie. Ce geste – aller au musée –, jamais je n’ai compris qu’on puisse en faire un “acte culturel” ou qu’on puisse le détacher du ruissellement de l’existence : dans le monde continué, que chaque regard par les fenêtres du musée confirme et en même temps décale, les parois et les cimaises présentent des fragments de monde arrêté, des extraits, des sautes d’intensité : ce pas de deux entre le temps palpable du percept et le temps immobile de ce qui est perçu, rien n’est plus déroutant, rien ne donne tant d’envie de vivre. Il faudrait ici raconter une visite et s'en donner le temps : la raconter selon ses stases et ses ruptures, ses échos et ses pannes, ses allers-retours incessants entre le film discontinu de la conscience et les plans de coupe qu’y introduisent les images et les œuvres, sans oublier les vues, souvent troublantes d’irréalité, que l’on a par les fenêtres donnant sur le dehors.) "

La page Jean-Christophe Bailly